Diversité des secrets familiaux
Les hontes liées à des secrets familiaux sont nombreuses et diverses. C’est pourquoi je propose, afin de clarifier leur approche, d’envisager tout secret à la lumière de trois critères.
Secret lié à un événement privé et secret lié à un événement collectif:
Certains secrets concernent la vie privée, comme un vol, un viol ou une naissance illégitime. D’autres trouvent place dans un événement collectif, comme la déportation des Juifs durant la dernière guerre. C’est d’ailleurs pour désigner les troubles inexplicables dont souffraient les enfants des déportés qu’a été introduit pour la première fois le terme de « transmissions psychiques transgénérationnelles » (Bergmann et Jucouy, 1982).
Cette distinction entre secrets liés à un événement privé et secrets liés à un événement collectif permet de prendre en compte le rôle joué par des tiers extérieurs au secret. Si le porteur de secret a toujours une communication perturbée avec son enfant, des intervenants proches de celui-ci grands-parents, mais aussi voisins, enseignants, éducateurs, etc. peuvent pallier en partie ces perturbations par leur propre communication indemne de tout secret. Plus le secret est privé, plus la probabilité pour l’enfant d’avoir une communication avec un tiers qui ne le partage pas est grande. Au contraire, pour des secrets liés à des événements publics, un enfant peut se heurter à un véritable « mur du silence ». Mais il peut aussi, dans certains cas, avoir un accès latéral au secret, par exemple par des livres ou des journaux osant aborder le problème dont les parents et leurs proches ne peuvent pas parler.
Secrets portant sur le contenu d’un événement et secret portant sur l’existence même du secret:
Il y a des familles où un discours collectif entretient l’idée qu’il existe un secret dont le contenu doit rester inconnu, … et qu’il convient de communiquer aux générations suivantes la conviction qu’il existe un secret dont le contenu doit demeurer ignoré. Ainsi, dans de tels cas, le contenu du secret est caché tandis que son existence est clamée. Cette situation est en général liée au fait que le secret, honteux par certains aspects (par exemple, une naissance illégitime) est glorieux par d’autres (par exemple, cette naissance illégitime est supposée d’origine illustre).
Au contraire, dans d’autres familles, l’existence du secret est cachée au même titre que son contenu. De telles familles, dans lesquelles une honte familiale est totalement recouverte par le silence, sont souvent le lieu d’éclosion de pathologies graves, psychiques, mais aussi physiques. Par contre, les bribes de confidence, lorsqu’elles sont surprises ou reçues, contribuent à des élaborations psychiques bizarres, parfois même délirantes, chez les enfants issus de parents porteurs de secret.
Secret lié à un événement pensable mais indicible et secret lié à un événement impensable:
Un événement pensable, c’est-à-dire qui a reçu une inscription signifiante dans le monde symbolique de celui qui l’a vécu, peut être « indicible », c’est-à-dire impossible à révéler pour plusieurs raisons. Dans le cas le moins grave, le parent dit invoquer le secret vis-à-vis de l’enfant afin de ne pas nuire à celui-ci. J’ai connu le cas d’un père qui cachait à son fils la perte de son emploi, et faisait semblant, chaque matin et chaque soir, d’aller à son travail et d’en revenir… Dans ce cas, l’enfant avait présenté une chute brutale de ses résultats scolaires ! Il s’était mis soudain, sans aucune raison compréhensible, à ne plus travailler ! Et c’est à cause de ce symptôme que l’institution scolaire, ignorant tout de la situation familiale, l’avait adressé en consultation. En fait, derrière l’inquiétude de porter atteinte à son enfant, il y a toujours, chez le parent, celle de porter atteinte à l’image idéalisée de soi en tant que parent et, au-delà, à l’image idéalisée de ce que « doit » être un parent, c’est-à-dire, pour le porteur de secret, à l’image de ses propres parents idéalisés.
Un cas plus grave de secret est celui où il a existé une injonction de secret de la part de l’un des deux protagonistes de la situation ! initiale. De telles injonctions de secret concernent le plus souvent des situations au cours desquelles un sujet, enfant ou adulte, a partagé s un plaisir sexuel clandestin, ou bien en a été le témoin ; celles aussi où il a vécu une souffrance indicible dans une situation criminelle, là encore comme agent ou comme témoin. Dans ses Nouvelles de la zone interdite consacrées à la guerre d’Algérie, Zimmermann (1992) montre par exemple comment la honte des massacres commis pendant cette guerre a pu toucher des appelés qui n’y participaient pourtant pas directement : témoins des atrocités commises par d’autres comme des exécutions de prisonniers ou de femmes préalablement violées, ou des mutilations les appelés vivaient la honte de leur propre silence complice. Dans de telles situations, les possibilités de mise en mots qui soulageraient le sujet en lui permettant de cesser de cliver l’expérience pénible ne relève plus seulement de sa dynamique psychique propre, mais tout autant de « l’autorisation » d’un autre.
De telles situations de secret partagé et indicible, déjà très difficiles à gérer pour un sujet avec les effets que cette difficulté mobilise dans ses relations avec ses proches, en particulier ses enfants , deviennent totalement insolubles par le décès du (ou des) autre(s) protagoniste(s). C’est le troisième degré de profondeur du secret, et c’est ce qui se produit toutes les fois où un sujet, lié par un secret honteux à un autre, doit renoncer à tout espoir de le partager ou d’en être délié du fait de la disparition (c’est-à-dire le plus souvent du décès) de l’autre protagoniste de la situation. A la différence des cas précédents, le secret n’est plus « ouvert » en attente de résolution, mais définitivement fermé1.
Enfin, il peut arriver que l’événement inaugural du secret ait été un traumatisme vécu avec tellement de violence que sa victime n’a pu ni le penser, ni le symboliser. Cet événement est demeuré totalement hors signification, sans aucune inscription qui puisse en rendre compte. Dans de tels cas, on ne peut pas dire que le parent qui a vécu une horreur impensable en garde le secret. En effet, un secret est défini par le fait que des informations soient réservées à un petit nombre et cachées à tous les autres. Ici, c’est la possibilité même de transformer l’événement vécu en une information communicable qui est en cause. Un cas extrême nous est fourni par la déportation. Lorsque l’ampleur des atrocités commises et vécues dans les camps de concentration commença à être connue, des enfants et des petits-enfants de déportés questionnèrent les survivants. Primo Lévi (1989) nous rapporte que, très souvent, ceux-là même qui avaient connu les pires atrocités répondirent que ce n’était pas vrai, que les choses ne se passaient pas ainsi, que de telles horreurs étaient impossibles ! Ces horreurs étaient en effet impossibles à penser par ceux-là mêmes qui en avaient été les victimes, parce que le souvenir des conditions de l’horreur aurait inévitablement entraîné avec lui le retour de l’horreur elle-même : ces déportés n’avaient survécu, psychiquement et physiquement, aux pires dégradations et humiliations, qu’au prix de n’en garder aucune représentation et aucun souvenir. Il s’agit là d’une forme extrême de clivage, lorsqu’un événement a été vécu avec tellement de violence que sa victime n’a pu ni le penser, ni le symboliser. Cet événement est resté totalement hors signification, sans aucune inscription qui puisse en rendre compte. Pourtant, lorsqu’un parent garde le silence faute d’avoir pu donner une forme symbolique c’est-à-dire communicable avec des mots à l’expérience qu’il a vécue, le risque existe toujours que son silence soit interprété par l’enfant comme répondant à la nécessité de cacher quelque chose « parce que ce n’est pas bien », autrement dit, pour l’enfant, « parce que c’est honteux ». Ainsi les situations vécues avec une douleur extrême, et pour cela indicibles, peuvent-elles produire des effets de secret vécu dans la honte sur plusieurs générations, et cela même si la honte n’y était pas présente au départ, comme dans une persécution subie pour des raisons raciales, politiques ou religieuses.
C’est pourquoi j’ai proposé d’aborder les problèmes du « secret familial » dans un sens large, en y incluant toutes les situations dont les protagonistes ne peuvent pas parler, même s’il s’agit d’événements innommables dont le secret n’est pas gardé intentionnellement (Tisseron, 1990a).