De l'hypnose à la psychanalyse
Au départ, il y eut un petit groupe : le groupe du mercredi. La théorie est née des échanges de Freud avec son ami Fliess, relayés ensuite au sein de ce petit groupe, à Vienne, composé d’intellectuels, beaucoup d’origine juive, médecins, philosophes, littéraires, qui seront, pour la plupart, les premiers psychanalystes. Par la suite un mouvement est créé, puis ce sera le tour d’une société de psychanalyse dont l’administration sera confiée à la Suisse. Elle sera localisée à Zürich. Ce petit groupe partageait une vision progressiste qui s’opposait à l’ambiance de fin de siècle et à la morosité de la société viennoise : défaite politique, krach économique, antisémitisme…
La Société psychologique du mercredi fut créée en 1902 et dura cinq années avant de donner naissance à la première association de psychanalyse (l’association viennoise). Les réunions avaient lieu au domicile de Freud. Autour du maître, se retrouvaient tous les mercredis soirs, au début cinq personnes, puis une douzaine en moyenne (ils seront vingt-deux au moment de la création de L’association). La règle était que tous s’expriment, sans préparation écrite. Pour cela il était institué un tirage au sort déterminant l’orateur du jour. À la suite de la conférence une discussion était lancée. Progressivement une partie du groupe pratiqua la psychanalyse. C’est comme cela que celle-ci s’inventa.
On observe donc, dès le départ de cette aventure psychanalytique, l’importance donnée par Freud à la méthode. Une méthode originale qui tranche avec les habitudes universitaires et professionnelles : pas de conférence préparée, mais un discours improvisé. Le conférencier, tiré au sort, privé de papier, est contraint en surprise à utiliser ce qui lui vient, dans cette situation groupale, et d’en faire une présentation aux autres, présentation qui sera discutée.
Cette méthode que l’on peut considérer aussi comme un rituel de groupe, est une attaque de la maîtrise individuelle (il s’agit d’improviser, à l’improviste), et groupale (contre le leadership, et même contre le tour de rôle, rituel si commun au groupe).
La première société psychanalytique française ne fut fondée qu’en 1926. La Suisse, où se trouvaient plusieurs disciples de Freud, Jung notamment, fut le premier pays à créer une société psychanalytique, en 1907, une clinique où l’appliquer, le Burghôlzli à Zürich. Elle fut aussi la première à l’enseigner à l’université. Elle fut suivie par les pays germaniques avec, à Vienne, le groupe freudien des origines, puis, grâce à l’ami fidèle de Freud, Ernest Jones, par les sociétés américaine (1911) et britannique (1913). Dès ce moment le psychiatre français parmi les plus influents à cette époque, Pierre Janet, dénonça la part excessive donnée à la sexualité – le « pansexualisme » – par la théorie freudienne (notons que ce même auteur annonçait dès 1923 la fin de la psychanalyse !). Cet argument resta toujours très actif pour tous les réfractaires à la psychanalyse.
La France possède aussi à cette époque deux grands noms de l’hypnose, Charcot et Bernheim, ce qui a pu freiner le développement de la psychanalyse. Trois villes : Vienne, Zürich, Berlin furent les trois places fortes de l’histoire de la psychanalyse, y associant trois pays germanophones, l’Autriche, la Suisse, et l’Allemagne. Ce furent donc, Vienne pour les débuts, Zürich pour la mise en place et enfin Berlin après la Première Guerre mondiale. Sans en faire le tour, nous choisirons de nous arrêter à Vienne pour évoquer l’ambiance des débuts.
Vienne
Vienne est la capitale d’un empire en voie de décomposition. À la suite de la révolution de 1848, il ne reste bientôt du St-Empire Romain, que l’Autriche-Hongrie. De façon paradoxale, dans ce contexte de décadence, la ville de Vienne garde une très grande portée culturelle, pôle d’attraction pour les intellectuels et les .h listes. Mais cette élite a tendance à se mettre à distance du monde extérieur, à se replier sur elle-même. La réduction du territoire (perte de l’Italie, en particulier), la défaite contre la Prusse, et encore le krach financier de 1873 à la suite de l’exposition universelle (le « vendredi noir ») ont créé un effet de choc, lin témoigne l’ironie du dicton viennois : « La situation est certes désespérée, mais on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment grave ! »
On observe alors deux tendances principales : se détourner de l’actualité pour se reporter sur le monde intérieur. La psychanalyse, comme l’art et la littérature, fait partie de ce mouvement. Ou alors se distraire, s’étourdir dans les festivités fastueuses de la cour, les valses et opérettes de Strauss et d’autres, les bals
masqués, les carnavals… L’impératrice Elisabeth présente elle- même des traits hystériques et oppose une ironie farouche au désespoir ambiant. Elle se trouve fascinée par la folie. « La folie est plus vraie que la vie », déclare-t-elle, allant jusqu’à commander, pour sa fête, un asile de fous parfaitement équipé ! C’est le grand architecte Otto Wagner qui sera chargé d’édifier l’hôpital psychiatrique de Steinhof, un luxe encore jamais atteint pour une telle institution.
On voit que l’intérêt pour la psychopathologie, pour l’hystérie, en particulier, n’était pas propre à Freud, mais à cette société, de même que la confrontation entre amour et mort/destruction, thématiques fortement représentées dans la peinture notamment. La sexualité est aussi d’actualité, plusieurs auteurs y avaient déjà consacré des études : le psychiatre Krafft-Ebbing publie en 1886 Psychopathologie sexuelle ; le philosophe Weininger écrit Sexe et caractère, qui rencontre un très grand succès (ce qui ne l’empêchera pas de se suicider à 23 ans !). On peut également citer l’écrivain Schnitzler, ainsi que les peintres Klimt et Schiele du mouvement Sécessionniste.
Même la démarche d’auto-analyse qui conduira Freud, au travers de l’analyse de ses propres rêves, à ses principales découvertes, est partagée par d’autres, dans ce contexte de retour sur soi, Schiele, par exemple, avec ses autoportraits… Se dégage alors une problématique commune : il s’agit de chercher à connaître et à maîtriser les forces obscures qui habitent l’être humain. Voilà donc bien l’ambiance de désespoir de cette ville au passé prestigieux, ville que Freud a plusieurs fois déclaré détester ! Il y restera pourtant jusqu’à son exil forcé en 1938, à la suite de la montée du nazisme et de l’antisémitisme.
One l’on ne s’y trompe pas, cette mise en perspective de l’invention de la psychanalyse n’enlève rien au génie de Freud. Elle montre que, par une démarche d’auto-analyse qui pourrait faire penser à un égocentrisme et, par la suite, à une tendance à projeter cette exploration subjective sur autrui, cette nouvelle théorie synthétise en réalité des thématiques fortement présentes dans la société viennoise. Elle partage les préoccupations des contemporains de Freud et tente d’y apporter une réponse. L’inventeur de la psychanalyse ne promet pas le bonheur, mais plutôt un soulagement par le moyen d’une prise de conscience qui produit un dégagement d’énergie psychique pour de nouveaux investissements, et une meilleure capacité d’assumer le quotidien, ou « malheur banal ». Freud a toujours partagé, de ce point de vue, le pessimisme ambiant.