De la psychopathologie à la psychodynamique du travail
La contribution de Dejours (1993a) concerne les relations entre l’organisation du travail et le plaisir et la souffrance que les salariés peuvent ressentir au travail. Il s’agit de comprendre comment le travail peut avoir parfois, d’un côté, une dimension de peine, de souffrance, d’usure pouvant aller jusqu’à la mort mais, d’un autre côté, constituer aussi bien un moyen de construction de la santé. Pour cela, il y a lieu d’étudier les conditions et les formes de mobilisation de l’intelligence et de la personnalité dans le travail. Les impasses des approches épidémiologiques et de l’ancienne « psychopathologie du travail » amènent Dejours à reformuler la problématique du lien entre une situation de travail et une pathologie. Certaines situations de travail objectivement difficiles n’entraînent pas forcément, pour les individus, des pathologies claires et identiques. Elles peuvent au contraire donner au travailleur une certaine fierté, une identité sociale satisfaisante. La question qui se pose est donc de savoir aussi pourquoi une situation peut provoquer du plaisir à travailler.
Reprenant le schéma de Sigaut que nous avons examiné en première partie (la technique et le travail comme « acte traditionnel efficace », Dejours rappelle que lorsque l’on fabrique quelque chose, on ne le fait pas tout seul, on le fait avec d’autres et pour d’autres. Il est donc nécessaire de ne pas analyser seulement les conditions physiques, les difficultés de l’individu face au réel. Il faut introduire l’autre et la manière dont cet autre va regarder, donner du sens, évaluer, juger la façon dont l’individu se confronte à la réalité.
Autrui est pris en compte par le travailleur de deux façons :
– Autrui peut s’intéresser aux résultats du travail de l’individu. Il va exprimer un jugement basé sur l’efficacité, l’utilité, la performance, etc. Est-ce que l’effort de l’individu a apporté quelque chose ? Quelle est la « valeur ajoutée » de ce travail ? Ce jugement est en général porté par le client, la hiérarchie, les personnes qui paient ou ont investi sur le travail de cet individu (jugement sur l’efficacité de l’acte).
– Mais il y a aussi la manière dont le travail a été effectué : est-ce que les règles du métier, les traditions sont respectées ? Est-ce que le geste était bien fait, avec les bons savoir-faire, l’habileté nécessaire ? Est-ce que la personne a pu innover, apporter une solution originale à un problème ? Est-ce qu’elle a contribué à enrichir les règles de métier ? Dans ce cas, le jugement n’est pas tellement sur l’utilité, l’efficacité du travail, c’est plutôt un jugement « esthétique » relatif aux « règles de l’art » qui n’en est pas moins important pour l’individu puisqu’il s’agit de la question de son appartenance à un métier et donc de son identité professionnelle (jugement de l’acte par rapport à la tradition).
Un individu qui fait des efforts, pour faire face à la réalité de son activité, se pose forcément la question du sens de cet effort, des savoir-faire utilisés. Si les autres lui confirment que « c’est du bon boulot », que « le client était content », l’effort effectué a du sens, « ça valait le coup ». Cette reconnaissance apporte un certain plaisir. Si par contre, les autres ne disent rien, les chefs, la hiérarchie, ne font aucun commentaire, alors tout cet effort est fait sans avoir vraiment du sens, et il ne reste à l’individu que la pénibilité liée à l’effort. Les travailleurs se posent souvent des questions telles que : « à quoi sert ce que je fais ? », « à quoi je sers ? ». On peut être surmené quand on fait un travail très lourd, très exigeant, mais aussi être stressé quand on n’a pas beaucoup de travail. D’une certaine façon, il vaut mieux qu’un superviseur vous dise que le travail est à refaire, qu’il a des défauts, parce que cela veut dire qu’il accorde de l’importance à ce travail, plutôt qu’une situation où le chef ne dit rien. Ce qui donne l’impression que ce travail ne sert à rien, n’est rien, et donc, qu’on a le sentiment de ne servir à rien, de n’être rien.
Dans le schéma de Sigaut, est contenue également la possibilité de comprendre différentes formes d’aliénation :
– Quand l’individu perd le lien avec la réalité et avec les autres, on est dans une aliénation mentale (psychose, certaines formes d’épuisement professionnel).
– L’aliénation sociale correspond à la perte du contact avec les autres, à un isolement affectif relationnel, sans qu’il y ait pour autant rupture avec la réalité. C’est ce qu’on peut trouver, par exemple, dans le cas des « mises au placard », dans certains cas de harcèlement moral, ou dans la « condition de bonne à tout faire », déjà évoquée.
– Quand le sujet et d’autres perdent le contact avec la réalité, Sigaut parlait d’aliénation « culturelle ». Ce qui se produit dans certaines sectes, par exemple, ou dans le phénomène de « pensée de groupe » (groupthink) analysé par Janis (1972).
Davezies (1993) insiste également sur « l’énigme du travail ». La contribution apportée par un travailleur n’est en effet pas toujours évidente pour les autres, voire même pour lui. Les possibilités d’exprimer des jugements ne vont ainsi pas toujours de soi, divers obstacles s’opposent à la connaissance du travail réel et donc à la reconnaissance de l’efficacité ou de l’esthétique de ce travail.
– Pour les ergonomes, il y a un écart systématique entre le travail prescrit et l’activité réelle des travailleurs. Le prescrit c’est les procédures, les consignes, les règlements, les gammes opératoires, les définitions de poste, etc. Ces prescriptions ne peuvent jamais « coller » avec la réalité du travail, prévoir la défaillance des outils, la qualité des matières, l’état du travailleur, ses caractéristiques physiques et mentales, les aléas divers de la production, etc. A cela, s’ajoute le fait qu’il y a différents prescripteurs : le superviseur, le responsable qualité, le médecin du travail, parfois le client, par exemple. Ils prescrivent à partir de domaines théoriques, pratiques, très différents les uns des autres. Or, le travailleur qui doit appliquer ces prescriptions, n’est ni médecin, ni responsable sécurité, ni gestionnaire, etc. Chaque prescription a du sens mais celui qui les reçoit se trouve face à des contradictions, il ne sait pas comment pondérer les choses, il n’a pas forcément les compétences pour articuler ces prescriptions. Donc, il va faire « autre chose ». En général, les salariés choisissent en fonction du critère le plus prégnant, sur lequel ils sont évalués le plus souvent, en laissant de côté une plus ou moins grande partie des prescriptions.
– Le travail est ainsi « obscur », il est souvent très difficile de savoir ce que les gens font vraiment. Les gestionnaires ont ainsi tendance à penser que leurs prescriptions sont bonnes si la personne a réussi à faire son travail : l’efficacité cache en fait l’écart et toute l’intelligence investie par le travailleur pour « récupérer » par rapport à cet écart et arriver à faire, finalement, le produit ou le service demandé. Il a pu, en effet, faire ce travail en court-circuitant les prescriptions. Même le travailleur lui-même a du mal à rendre compte exactement de ce qu’il fait réellement. Les savoir-faire sont souvent « tacites », difficiles à exprimer consciemment. Par exemple, lorsqu’on demande à une ouvrière de l’industrie textile de commenter ses gestes en même temps qu’elle noue plusieurs centaines de fils pour assurer la continuité du tissage, elle n’arrive plus à faire son travail, se trompe dans le geste.
Les théories de l’activité essaient de trouver des méthodes d’observation pour rendre compte de cette complexité de l’activité réelle des travailleurs. Il n’en reste pas moins que les jugements qui s’expriment sur le travail de quelqu’un ne reposent que très difficilement sur une bonne connaissance de ce travail. Certains résultats sont bien visibles et faciles à évaluer (la machine marche, le service a satisfait le client, etc.) mais, même dans ces cas, la contribution réelle des travailleurs n’est pas évidente pour les autres.