Cultures et identité professionnelles du travail
L’identité professionnelle
L’identité, du latin icLentitas, est la « qualité de ce qui est le même ». C’est le fait, pour une personne, d’être un individu donné, unique, et de pouvoir être reconnu comme tel par les autres. Cette notion, qui traverse les sciences humaines, est fondamentale. Les troubles de l’identité sont des troubles de la conscience de soi, caractérisés par l’atteinte ou même la perte du sentiment « d’être identiquement le même dans le temps » (K. Jaspers). Chaque être humain, par un jeu entre, d’une part, similitude, permanence, unité, appartenance à une communauté et, d’autre part, altérité, contraste, différence, distinction, essaie de construire un équilibre identitaire satisfaisant.
La question de l’identité est en lien direct avec celle de la santé psychique. L’identité peut être analysée en tant que structure (appartenances, différences à un moment donné) mais aussi comme un processus permanent, lié aux interactions de l’individu avec autrui, et dont la stabilité n’est pas garantie.
Si l’adolescence est souvent considérée comme une période critique dans ce processus, des épisodes de vie socialement délicats, comme ceux que connaissent les personnes au chômage, sont aussi à prendre en compte. La multiplicité des catégories d’appartenances dans les différentes sphères d’activités (travail, famille, sociabilités) fait que les individus sont aussi des personnalités « multimodales ». Cette combinaison, ce « cocktail », définissant pour chacun une identité singulière (Erikson). Dès 1934, Mead considérait que les interactions sociales sont génératrices de l’individualité (le soi). L’individu se constitue alors en tant qu’être en intégrant les valeurs et les rôles sociaux de son groupe (le moi) mais aussi en y réagissant (le je).
Plus récemment, Tajfel & Turner (1986) ont proposé une théorie de l’identité sociale particulièrement robuste et utile. On peut la résumer de la manière suivante :
– L’appartenance à un groupe, même si ce groupe a été constitué au hasard, conduit à percevoir une différenciation entre « eux » et « nous », sans qu’il y ait nécessairement une compétition ou un conflit entre ces groupes (théorie du groupe minimal).
– L’individu cherche à avoir une identité sociale positive et a donc intérêt à ce que son propre groupe se différencie positivement des autres groupes (biais de favoritisme pro-endogroupe).
– Plus l’individu s’identifie à son groupe et plus ce dernier est valorisé socialement, plus cet individu va essayez de se différencier positivement des autres membres du même groupe (conformité supérieure de soi).
– Si le groupe auquel l’individu appartient n’est pas valorisé socialement, l’individu, pour essayer de retrouver une identité sociale positive, va développer des stratégies visant soit à faire en sorte que son groupe soit mieux valorisé (créativité, action collective vis-à-vis d’autres groupes), soit à quitter ce groupe si cela est possible (stratégie individuelle de mobilité sociale).
– Si la comparaison sociale n’est pas favorable, que les frontières entre groupes sont très fermées et que les différenciations intergroupes sont légitimes, les stratégies précédentes ne sont pas possibles et l’individu peut alors être conduit à la dépression.
Le monde du travail et les différents groupes qui le composent (équipes de travail, services, métiers, etc.) représentent un champ particulièrement importants pour les individus où vont se déployer, avec tous leurs aléas, ces processus de construction d’une identité sociale la plus valorisante possible.
Dubar (1991), en focalisant son attention sur la construction de l’identité professionnelle, composante essentielle de l’identité sociale, propose de retenir la définition suivante de l’identité :
– « Ensemble de représentations mentales permettant aux individus de retrouver une cohérence, une continuité entre leurs expériences présentes et celles du passé » : Identité pour soi qui repose sur des transactions par le sujet entre le passé et l’avenir (processus biographique).
– « Et un système de repères conduisant à la découverte que l’on est proche de certains et différent des autres » : Identité pour autrui, où les transactions s’opèrent entre soi et les autres (processus relationnel).
Cette dualité des processus identitaires peut d’ailleurs rendre problématique la construction d’ensemble : « on ne fait pas l’identité des gens malgré eux et pourtant on ne peut pas se passer des autres pour se forger sa propre identité » (Dubar, 1991, p. 119).
Les trajectoires professionnelles témoignent souvent des difficultés et aléas de ces processus. Il n’est pas rare, par exemple, de constater qu’un technicien, qui aura fait des efforts importants (cours du soir, travail personnel le week-end pendant plusieurs années) pour acquérir un diplôme d’ingénieur ne soit néanmoins pas reconnu comme un « vrai » ingénieur par ses collègues qui, eux, ont acquis leur diplôme en formation initiale. Les difficultés rencontrées dans les processus de socialisation par les plus jeunes (précarité) mais aussi l’impossibilité de beaucoup d’entreprises de proposer des carrières à long terme rendent ces questions centrales si l’on veut essayer de saisir ce qui fonde l’équilibre psychique des travailleurs.
Modèles identitaires au travail
Sainsaulieu (1977), à partir de nombreuses enquêtes de terrain, a proposé une typologie des grands modèles identitaires qu’il rencontrait chez les travailleurs. Cette typologie a le mérite de lier les stratégies identitaires individuelles, les situations sociales vécues dans différents groupes culturels au travail et les rapports de pouvoir qui s’y jouent.
– L’identité de retrait correspond aux salariés qui s’investissent plutôt dans la vie hors travail. Au sein de l’entreprise, ils ont un comportement individualiste et sont peu tournés vers l’action collective. Les valeurs attachées au travail sont essentiellement liées aux gains financiers qu’il permet. Conserver son emploi, sa rémunération, et donc obéir assez strictement à la hiérarchie pour cela, vont conduire à des stratégies limitées en tant qu’acteur du système social. Dans cette catégorie, on retrouve typiquement les ouvriers et employés très peu qualifiés (surtout les femmes et les plus jeunes), les travailleurs immigrés (tant qu’ils ont l’idée que leur passage est temporaire dans l’entreprise, avant un retour au pays). Leur identité est en quelque sorte beaucoup plus construite à partir d’activités extérieures. Dans l’organisation, leur faible pouvoir explique cette attitude de retrait, de résignation.
– L’identité de fusion concerne les personnes peu qualifiées, mais pour qui le monde du travail est un espace de construction identitaire essentiel. Il s’agit plus souvent d’hommes, pour qui le travail et l’entreprise sont dans nos sociétés plus importants pour exister socialement que ce n’est la cas pour les femmes, tout au moins relativement aux stéréotypes de genre. Le terme « fusion » est relatif au fait que pour des salariés peu qualifiés, n’ayant pas d’expertise particulière qui leur donnerait du pouvoir dans l’organisation, le collectif et les comportements unanimistes permettent d’exister comme acteur social (« l’union fait la force »). Dans le travail, sont valorisés les règles, les statuts, les actions solidaires qui contribuent à l’existence sociale de ce groupe. On trouve plus de personnes syndiquées porteuses de cette identité de fusion que celles manifestant du retrait. Les multiples restructurations d’entreprises et réductions d’effectifs, que nous avons évoquées dans un chapitre précédent, ont contribué à affaiblir, quantitativement, cette forme identitaire.
– L’identité de négociation correspond typiquement à l’acteur stratégique de Crozier et Friedberg. Un acteur qui est en position de pouvoir et qui peut négocier son engagement dans l’organisation. Le travail est très important pour lui. Une solidarité avec les individus du même groupe professionnel peut se manifester tandis que des rivalités s’expriment face aux acteurs ayant des intérêts divergents. Cela correspond à des salariés très qualifiés : ouvriers professionnels, cadres.
– Dans le cas du modèle des affinités, il s’agit de travailleurs relativement qualifiés mais dont l’activité est une occasion de développer aussi des relations amicales plus que du pouvoir. Techniciens, nouveaux ouvriers professionnels, personnes mobiles trouvent dans l’organisation un travail intéressant mais qui ne suffit pas à les définir socialement. Le petit groupe, des relations qui peuvent se développer au-delà de l’entreprise, sont des éléments contribuant à construire également une identité sociale.
Les proportions de salariés appartenant à chacun de ces modèles ont certainement évolué depuis les travaux de Sainsaulieu, dans les années 1970. Néanmoins cette typologie permet de bien saisir les interactions entre les capacités stratégiques des travailleurs, leur position dans l’organisation, la nature de leurs activités et la façon dont ils investissent cette organisation.