Croyances et opinions des foules : L'expérience
L’expérience constitue à peu près le seul procédé efficace pour établir solidement une vérité dans l’âme des foules, et détruire des illusions devenues trop dangereuses. Encore doit-elle être réalisée sur une très large échelle et fort souvent répétée. Les expériences faites par une génération sont généralement inutiles pour la suivante : et c’est pourquoi les évènements historiques invoqués comme éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur seule utilité est de prouver à quel point les expériences doivent être répétées d’âge en âge pour exercer quelque influence, et réussir à ébranler une erreur solidement implantée.
Notre siècle, et celui qui l’a précédé, seront cités sans doute par les historiens de l’avenir comme une ère de curieuses expériences. A aucun âge, il n’en avait été tenté autant.
La plus gigantesque fut la Révolution française. Pour découvrir qu’on ne refait pas une société de toutes pièces sur les indications de la raison pure, il fallut massacrer plusieurs millions d’hommes et bouleverser l’Europe entière pendant vingt ans. Pour prouver expérimentalement que les Césars coûtent cher aux peuples qui les acclament, deux ruineuses expériences furent nécessaires pendant cinquante ans, et malgré leur clarté, elles ne semblent pas avoir été suffisamment convaincantes. La première coûta pourtant trois millions d’hommes et une invasion, la seconde un démembrement et la nécessité des armées permanentes. Une troisième faillit être tentée voici quelques années et le sera sûrement encore. Pour faire admettre que l’immense armée allemande n’était pas, comme on l’enseignait avant 1870, une sorte de garde nationale inoffensive, il a fallu l’effroyable guerre qui nous a coûté si cher. Pour reconnaître que le protectionnisme ruine finalement les peuples qui l’acceptent, de désastreuses expériences seront nécessaires. On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples.