Croyances et opinions des foules : Les opinions mobiles des foules
Au-dessus des croyances fixes, dont nous venons de montrer la puissance, se trouve une couche d’opinions, d’idées, de pensées qui naissent et meurent constamment. La durée de quelques-unes est fort éphémère, et les plus importantes ne dépassent guère la vie d’une génération. Nous avons marqué déjà que les changements survenant dans ces opinions sont parfois beaucoup plus superficiels que réels, et portent toujours l’empreinte des qualités de la race. Considérant, par exemple, les institutions politiques de notre pays, nous avons montré que les partis en apparence les plus contraires : monarchistes, radicaux, impérialistes, socialistes, etc., ont un idéal absolument identique, et que cet idéal tient uniquement à la structure mentale de notre race, puisque, sous des noms analogues, on retrouve chez d’autres nations un idéal contraire. Le nom donné aux opinions, les adaptations trompeuses ne changent pas le fond des choses. Les bourgeois de la Révolution, tout imprégnés de littérature latine, et qui, les yeux fixés sur la république romaine, adoptèrent ses lois, ses faisceaux et ses toges, n’étaient pas devenus des Romains parce qu’ils restaient sous l’empire d’une puissante suggestion historique.
Le rôle du philosophe est de rechercher ce qui subsiste des croyances anciennes sous les changements apparents, et de distinguer dans le flot mouvant des opinions, les mouvements déterminés par les croyances générales et l’âme de la race.
Sans ce critérium, on pourrait croire que les foules changent de croyances politiques ou religieuses fréquemment et à volonté. L’histoire tout entière, politique, religieuse, artistique, littéraire, semble le prouver en effet.
Prenons, par exemple, une courte période, 1790 à 1820 seulement, c’est-à-dire trente ans, la durée d’une génération. Nous y voyons les foules, d’abord monarchiques, devenir révolutionnaires, puis impérialistes, puis encore monarchiques. En religion, elles évoluent pendant le même temps du catholicisme à l’athéisme, puis au déisme, puis retournent aux formes les plus exagérées du catholicisme. Et ce ne sont pas seulement les foules, mais également ceux les dirigeant qui subissent de pareilles transformations. On voit ces grands Conventionnels, ennemis jurés des rois et ne voulant ni dieux ni maîtres, devenir humbles serviteurs de Napoléon, puis porter pieusement des cierges dans les processions sous Louis XVIII.
Et durant les soixante-dix années qui suivent, quels changements encore dans les opinions des foules. La « Perfide Albion » du début de ce siècle devenant l’alliée de la France sous l’héritier de Napoléon ; la Russie, deux fois en guerre avec nous, et qui avait tant applaudi à nos derniers revers, considérée subitement comme une amie.
En littérature, en art, en philosophie, les successions d’opinions se manifestent plus rapides encore. Romantisme, naturalisme, mysticisme, etc., naissent et meurent tour à tour. L’artiste et l’écrivain acclamés hier sont profondément dédaignés demain.
Mais, si nous analysons ces changements, en apparence si profonds, que voyons-nous ? Tous ceux contraires aux croyances générales et aux sentiments de la race n’ont qu’une durée éphémère, et le fleuve détourné reprend bientôt son cours. Les opinions qui ne se rattachent à aucune croyance générale, à aucun sentiment de la race, et qui par conséquent ne sauraient avoir de fixité, sont à la merci de tous les hasards ou, si l’on préfère, des moindres changements de milieu. Formées à l’aide de la suggestion et de la contagion, elles sont toujours momentanées et naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes de sable formées par le vent au bord de la mer.
De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus grande que jamais ; et cela, pour trois raisons différentes.
La première est que les anciennes croyances, perdant progressivement leur empire, n’agissent plus comme jadis sur les opinions passagères pour leur donner une certaine orientation. L’effacement des croyances générales laisse place à une foule d’opinions particulières sans passé ni avenir.
La seconde raison est que la puissance croissante des foules trouvant de moins en moins le contrepoids, leur mobilité extrême d’idées peut se manifester librement.
La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse faisant passer sans cesse sous les yeux les opinions les plus contraires. Les suggestions engendrées par chacune d’elles sont bientôt détruites par des suggestions opposées. Aucune opinion n’arrive donc à s’étendre et toutes sont vouées à une existence éphémère. Elles meurent avant d’avoir pu se propager assez pour devenir générales.
De ces causes diverses résulte un phénomène très nouveau dans l’histoire du monde, et bien caractéristique de l’âge actuel, je veux parler de l’impuissance des gouvernements à diriger l’opinion.
Jadis, et ce jadis n’est pas fort loin, l’action des gouvernements, l’influence de quelques écrivains et d’un petit nombre de journaux constituaient les vrais régulateurs de l’opinion. Aujourd’hui les écrivains ont perdu toute influence et les journaux ne font plus que refléter l’opinion. Quant aux hommes d’Etat, loin de la diriger, ils ne cherchent qu’à la suivre. Leur crainte de l’opinion va parfois jusqu’à la terreur et ôte toute fixité à leur conduite.
L’opinion des foules tend donc à devenir de plus en plus le régulateur suprême de la politique. Elle arrive aujourd’hui à imposer des alliances, comme nous l’avons vu pour l’alliance russe, presque exclusivement sortie d’un mouvement populaire.
C’est un symptôme bien curieux de voir de nos jours papes, rois et empereurs, se soumettre au mécanisme de l’interview, pour exposer leur pensée, sur un sujet donné, au jugement des foules. On a pu dire jadis que la politique n’était pas chose sentimentale. Pourrait-on le dire actuellement encore en la voyant prendre pour guide les impulsions de foules mobiles ignorant la raison, et dirigées seulement par le sentiment ?
Quant à la presse, autrefois directrice de l’opinion, elle a dû, comme les gouvernements, s’effacer devant le pouvoir des foules. Sa puissance certes est considérable, mais seulement parce qu’elle représente exclusivement le reflet des opinions populaires et de leurs incessantes variations. Devenue simple agence d’information, elle renonce à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence l’y obligent sous peine de perdre ses lecteurs. Les vieux organes solennels et influents d’autrefois, dont la précédente génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus feuilles d’informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans mondains et de réclames financières. Quel serait aujourd’hui le journal assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles, et quelle autorité ces opinions obtiendraient-elles près de lecteurs demandant seulement à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque recommandation, entrevoient toujours le spéculateur ? La critique n’a même plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut nuire, mais non servir. Les journaux ont tellement conscience de l’inutilité de toute opinion personnelle, qu’ils ont généralement supprimé les critiques littéraires, se bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de réclame, et dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la critique théâtrale.
Epier l’opinion est devenu aujourd’hui la préoccupation essentielle de la presse et des gouvernements. Quel effet produira tel événement, tel projet législatif, tel discours, voilà ce qu’il faut savoir ; ce n’est pas facile, car rien n’est plus mobile et plus changeant que la pensée des foules. On les voit accueillir avec des anathèmes ce qu’elles avaient acclamé la veille.
Cette absence totale de direction de l’opinion, et en même temps la dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un émiettement complet de toutes les convictions, et l’indifférence croissante des foules, aussi bien que des individus, pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts immédiats. Les questions de doctrines, telles que le socialisme, ne recrutent guère de défenseurs réellement convaincus que dans les couches illettrées : ouvriers des mines et des usines, par exemple. Le petit bourgeois, l’ouvrier légèrement teinté d’instruction sont devenus trop sceptiques.
L’évolution ainsi opérée depuis trente ans est frappante. A l’époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions possédaient encore une orientation générale ; elles dérivaient de l’adoption de quelque croyance fondamentale. Le fait seul d’être monarchiste donnait fatalement, aussi bien en histoire que dans les sciences, certaines idées arrêtées et le fait d’être républicain conférait des idées tout à fait contraires. Un monarchiste savait pertinemment que l’homme ne descend pas du singe, et un républicain savait non moins pertinemment qu’il en descend. Le monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le républicain avec vénération. Certains noms, tels que ceux de Robespierre et de Marat, devaient être prononcés avec des mines dévotes, et d’autres, comme ceux de César, d’Auguste et de Napoléon ne pouvaient être articulés sans invectives. Jusque dans notre Sorbonne prévalait cette naïve façon de concevoir l’histoire.
Aujourd’hui devant la discussion et l’analyse, toute opinion perd son prestige ; ses angles s’usent vite, et il survit bien peu d’idées capables de nous passionner. L’homme moderne est de plus en plus envahi par l’indifférence.
Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce soit un symptôme de décadence dans la vie d’un peuple, on ne saurait le contester. Les voyants, les apôtres, les meneurs, les convaincus en un mot, ont certes une bien autre force que les négateurs, les critiques et les indifférents : mais n’oublions pas qu’avec la puissance actuelle des foules, si une seule opinion pouvait acquérir assez de prestige pour s’imposer, elle serait bientôt revêtue d’un pouvoir tellement tyrannique que tout devrait aussitôt plier devant elle. L’âge de la libre discussion serait alors clos pour longtemps. Les foules représentent des maîtres pacifiques quelquefois, comme l’étaient à leurs heures Héliogabale et Tibère ; mais elles ont aussi de furieux caprices. Une civilisation prête à tomber entre leurs mains est à la merci de trop de hasards pour durer bien longtemps. Si quelque chose pouvait retarder un peu l’heure de l’effondrement, ce serait précisément l’extrême mobilité des opinions et l’indifférence croissante des foules pour toutes les croyances générales.