Croyances et opinions des foules : Les institutions politiques et sociales
L’idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés, que le progrès des peuples résulte du perfectionnement des constitutions et des gouvernements et que les changements sociaux s’opèrent à coups de décrets ; cette idée, dis-je, est très généralement répandue encore. La Révolution française l’eut pour point de départ et les théories sociales actuelles y prennent leur point d’appui.
Les expériences les plus continues n’ont pas réussi à ébranler cette redoutable chimère. En vain philosophes et historiens ont essayé d’en prouver l’absurdité. Il ne leur a pas été difficile pourtant de montrer que les institutions sont filles des idées, des sentiments et des mœurs ; et qu’on ne refait pas les idées, les sentiments et les mœurs en refaisant les codes. Un peuple ne choisit pas plus des institutions à son gré, qu’il ne choisit la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les gouvernements représentent le produit de la race. Loin d’être les créateurs d’une époque, ils sont ses créations. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant leurs caprices d’un moment, mais comme l’exige leur caractère. Il faut parfois des siècles pour former un régime politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n’ont aucune vertu intrinsèque ; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Bonnes à un moment donné pour un peuple donné, elles peuvent être détestables pour un autre.
Un peuple n’a donc nullement le pouvoir de changer réellement ses institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions violentes, en modifier le nom, mais le fond ne se modifie pas. Les noms sont de vaines étiquettes dont l’historien, préoccupé de la valeur réelle des choses, n’a pas à tenir compte. C’est ainsi par exemple que le plus démocratique pays du monde est l’Angleterre, soumise cependant à un régime monarchique, alors que les républiques hispano-américaines, régies par des constitutions républicaines, subissent les plus lourds despotismes. Le caractère des peuples et non les gouvernements détermine leurs destinées. J’ai tenté d’établir cette vérité dans un précédent volume, en m’appuyant sur de catégoriques exemples.
C’est donc une tâche puérile, un inutile exercice de rhéteur que de perdre son temps à fabriquer des constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les élaborer, quand on laisse agir ces deux facteurs. Le grand historien Macaulay montre dans un passage que devraient apprendre par cœur les politiciens de tous les pays latins que les Anglo-Saxons s’y sont pris ainsi. Après avoir expliqué les bienfaits de lois paraissant, au point de vue de la raison pure, un chaos d’absurdités et de contradictions, il compare les douzaines de constitutions mortes dans les convulsions des peuples latins de l’Europe et de l’Amérique avec celle de l’Angleterre, et fait voir que cette dernière n’a été changée que très lentement, par parties, sous l’influence de nécessités immédiates et jamais de raisonnements spéculatifs. « Ne point s’inquiéter de la symétrie, et s’inquiéter beaucoup de l’utilité ; n’ôter jamais une anomalie uniquement parce qu’elle est une anomalie ; ne jamais innover si ce n’est lorsque quelque malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser du malaise ; n’établir jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on remédie ; telles sont les règles qui, depuis l’âge de Jean jusqu’à l’âge de Victoria, ont généralement guidé les délibérations de nos deux cent cinquante parlements. »
Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque peuple, pour montrer à quel point elles sont l’expression des besoins de leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les avantages et les inconvénients de la centralisation ; mais quand nous voyons un peuple, composé de races diverses, consacrer mille ans d’efforts pour arriver progressivement à cette centralisation ; quand nous constatons qu’une grande révolution ayant pour but de briser toutes les institutions du passé, fut forcée non seulement de respecter cette centralisation, mais de l’exagérer encore, nous pouvons conclure qu’elle est fille de nécessités impérieuses, une condition même d’existence, et plaindre la faible portée mentale des hommes politiques qui parlent de la détruire. Si par hasard leur opinion triomphait, cette réussite serait le signal d’une profonde anarchie qui ramènerait d’ailleurs à une nouvelle centralisation plus lourde que l’ancienne.
Concluons de ce qui précède que ce n’est pas dans les institutions qu’il faut chercher le moyen d’agir profondément sur l’âme des foules. Certains pays, comme les Etats-Unis, prospèrent merveilleusement avec des institutions démocratiques, et d’autres, tels que les républiques hispano-américaines, végètent dans la plus lamentable anarchie malgré des institutions semblables. Ces institutions sont aussi étrangères à la grandeur des uns qu’à la décadence des autres. Les peuples restent gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu’un vêtement d’emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes, des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour imposer des institutions auxquelles est attribué le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc dire en un sens que les institutions agissent sur l’âme des foules puis qu’elles engendrent de pareils soulèvements. Mais nous savons que, en réalité, triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes aucune vertu. En poursuivant leur conquête on ne poursuit donc que des illusions.