Croyances et opinions des foules : Les images, les mots et les formules
En étudiant l’imagination des foules, nous avons vu qu’elles sont impressionnées surtout par des images. Si l’on ne dispose pas toujours de ces images, il est possible de les évoquer par l’emploi judicieux des mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Ils provoquent dans l’âme des multitudes les plus formidables tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des victimes de la puissance des mots et des formules.
La puissance des mots est liée aux images qu’ils évoquent et tout à fait indépendante de leur signification réelle. Ceux dont le sens est le plus mal défini possèdent parfois le plus d’action. Tels, par exemple, les termes : démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le préciser. Et pourtant une puissance vraiment magique s’attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent des aspirations inconscientes variées et l’espoir de leur réalisation.
La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les foules ; et, tout aussitôt, les visages deviennent respectueux et les fronts s’inclinent. Beaucoup les considèrent comme des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les estompe augmente leur mystérieuse puissance. On peut les comparer à ces divinités redoutables cachées derrière le tabernacle et dont le dévot n’approche qu’en tremblant.
Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens, varient d’âge en âge, de peuple à peuple, sous l’identité des formules. A certains mots s’attachent transitoirement certaines images : le mot n’est que le bouton d’appel qui les fait apparaître.
Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas la puissance d’évoquer des images ; et il en est qui, après en avoir évoqué, s’usent et ne réveillent plus rien dans l’esprit. Ils deviennent alors de vains sons, dont l’utilité principale est de dispenser celui qui les emploie de l’obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu’il faut pour traverser la vie sans la fatigante nécessité d’avoir à réfléchir.
Si l’on considère une langue déterminée, on voit que les mots dont elle se compose se modifient assez lentement dans le cours des âges ; mais sans cesse, changent les images qu’ils évoquent ou le sens qu’on y attache. Et c’est pourquoi je suis arrivé, dans un autre ouvrage, à cette conclusion que la traduction exacte d’une langue, surtout quand il s’agit de peuples morts, est totalement impossible. Que faisons-nous, en réalité, en substituant un terme français à un terme latin, grec ou sanscrit, ou même quand nous cherchons à comprendre un livre écrit dans notre propre langue il y a quelques siècles ? Nous substituons simplement les images et les idées que la vie moderne a suscitées dans
notre intelligence, aux notions et aux images absolument différentes que la vie ancienne avait fait naître dans l’âme de races soumises à des conditions d’existence sans analogie avec les nôtres. Les hommes de la Révolution, s’imaginant copier les Grecs et les Romains, ne faisaient que donner à des mots anciens un sens qu’ils n’eurent jamais. Quelle ressemblance pouvait exister entre les institutions des Grecs et celles que désignent de nos jours les mots correspondants ? Qu’était alors une république, sinon une institution essentiellement aristocratique formée d’une réunion de petits despotes dominant une foule d’esclaves maintenus dans la plus absolue sujétion. Ces aristocraties communales, basées sur l’esclavage, n’auraient pu exister un instant sans lui.
Et le mot liberté, que pouvait-il signifier de semblable à ce que nous comprenons aujourd’hui, à une époque où la liberté de penser n’était même pas soupçonnée, et où il n’y avait pas de forfait plus grand et d’ailleurs plus rare que de discuter les dieux, les lois et les coutumes de la cité ? Le mot patrie, dans l’âme d’un Athénien ou d’un Spartiate, signifiait le culte d’Athènes ou de Sparte, et nullement celui de Grèce, composée de cités rivales et toujours en guerre. Le même mot de patrie, quel sens avait-il chez les anciens Gaulois divisés en tribus rivales, de races, de langues et de religions différentes, que vainquit si facilement César parce qu’il eut toujours parmi elles des alliées. Rome seule dota la Gaule d’une patrie en lui donnant l’unité politique et religieuse. Sans même remonter si loin, et en reculant de deux siècles à peine, croit-on que le même mot de patrie était conçu comme aujourd’hui par des princes français, tels que le grand Condé, s’alliant à l’étranger contre leur souverain ? Et le même mot encore n’avait-il pas un sens bien différent du sens moderne pour les émigrés, s’imaginant obéir aux lois de l’honneur en combattant la France, et y obéissant en effet à leur point de vue, puisque la loi féodale liait le vassal au seigneur et non à la terre, et que là où commandait le souverain, là était la vraie patrie.
Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profondément changé d’âge en âge. Nous ne pouvons arriver à les comprendre comme ils l’étaient jadis qu’après un long effort. Beaucoup de lecture est nécessaire, on l’a dit avec raison, pour arriver seulement à concevoir ce que signifiaient aux yeux de nos arrière grands-pères des mots tels que le roi et la famille royale. Qu’est-ce alors pour des termes plus complexes ?
Les mots n’ont donc que des significations mobiles et transitoires, changeantes d’âge en âge et de peuple à peuple. Quand nous voulons agir par eux sur la foule, il faut savoir le sens qu’ils ont pour elle à un moment donné, et non celui qu’ils eurent jadis ou peuvent avoir pour des individus de constitution mentale différente. Les mots vivent comme les idées.
Aussi, quand les foules, à la suite de bouleversements politiques, de changements de croyances, finissent par professer une antipathie profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir du véritable homme d’Etat est de changer ces mots sans, bien entendu, toucher aux choses en elles-mêmes. Ces dernières sont trop liées à une constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux Tocqueville fait remarquer que le travail du Consulat et de l’Empire consista surtout à habiller de mots nouveaux la plupart des institutions du passé, à remplacer par conséquent des mots évoquant de fâcheuses images dans l’imagination par d’autres dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est devenue contribution foncière ; la gabelle, l’impôt du sel ; les aides, contributions indirectes et droit réunis ; la taxe des maîtrises et jurandes s’est appelée patente, etc.
Une des fonctions les plus essentielles des hommes d’Etat consiste donc à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses détestées des foules sous leurs anciens noms. La puissance des mots est si grande qu’il suffît de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses. Taine remarque justement que c’est en invoquant la liberté et la fraternité, mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu « installer un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de l’inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l’ancien Mexique ». L’art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste principalement à savoir manier les mots. Art difficile, car, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des sens différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient en apparence les mêmes mots ; mais ne parlent pas la même langue.
Dans les exemples qui précèdent nous avons fait intervenir le temps comme principal facteur du changement de sens des mots. Si nous faisions intervenir aussi la race, nous verrions alors qu’à une même époque, chez des peuples également civilisés mais de races diverses, les mots identiques correspondent fort souvent à des idées extrêmement dissemblables. Ces différences ne peuvent se comprendre sans de nombreux voyages, je ne saurais donc insister sur elles, me bornant à faire remarquer que ce sont
précisément les mots les plus employés qui, d’un peuple à l’autre, possèdent les sens les plus différents. Tels, par exemple, les mots démocratie et socialisme, d’un usage si fréquent aujourd’hui.
Ils correspondent, en réalité, à des idées et des images complètement opposées dans les âmes latines et dans les âmes anglo-saxonnes. Chez les Latins, le mot démocratie signifie surtout effacement- de la volonté et de l’initiative de l’individu devant celles de l’Etat. Ce dernier est chargé de plus en plus de diriger, de centraliser, de monopoliser et de fabriquer. C’est à lui que tous les partis sans exception, radicaux, socialistes ou monarchistes, font constamment appel. Chez l’Anglo-Saxon, celui d’Amérique notamment, le même mot démocratie signifie au contraire développement intense de la volonté et de l’individu, effacement de l’Etat, auquel en dehors de la police, de l’armée et des relations diplomatiques, on ne laisse rien diriger, pas même l’instruction. Le même mot possède donc chez ces deux peuples des sens absolument contraires.