Changement et innovation du travail
Comme indiqué au début de cette partie, les changements organisationnels, mais aussi individuels, apparaissent comme des révélateurs des enjeux culturels. Les changements sociaux, d’une part, se heurtent fréquemment aux normes et valeurs lentement constituées, et, d’autre part, les apprentissages culturels et les rencontres entre cultures sont aussi des facteurs de changement. Nous évoquerons, dans cette partie, différents modèles de compréhension du changement social, particulièrement utiles pour le psychologue du travail et des organisations.
Pour Lewin (1947), le changement de comportement d’un individu est d’abord le résultat d’une modification du « champ de forces » constitué par les pressions et normes du groupe auquel appartient cet individu. Persuader un individu de changer est peu efficace si l’intervention ne se situe pas au niveau de la dynamique du groupe. Il distinguait en particulier trois phases dans les processus de changement :
– Une phase de décristallisation (Unfreezing) correspondant à l’insatisfaction ressentie face aux normes de comportement anciennes, à la prise de conscience des difficultés du groupe, à la perte de sens de certaines valeurs, etc. Le groupe et ses membres se convainquent qu’il est nécessaire de changer.
– Une phase de déplacement (Moving) correspondant à l’apprentissage de nouveaux comportements, à la création de nouvelles valeurs.
– Une dernière phase de recristallisation (Refreezing), d’institutionnalisation des nouvelles pratiques, de mise en cohérence des normes, de reconnaissance du déplacement effectué. Cette phase, souvent oubliée dans les changements organisationnels, est importante pour faire en sorte que la dynamique sociale ne conduise pas les individus à revenir aux comportements anciens qu’ils avaient laissés dans la deuxième phase.
La notion de « résistance au changement » est souvent mobilisée pour expliquer les difficultés rencontrées lors d’un changement. Cependant, on peut s’interroger fortement sur cette notion. D’une part, c’est plutôt une conséquence qu’il s’agit de comprendre plutôt qu’un facteur explicatif. D’autre part, elle est teintée de prénotions du sens commun comme le « naturalisme » (« par nature, l’être humain n’aime pas le changement…») ou le psychologisme (« personnalité, âge qui amènent à préférer la répétition… »). En fait, convoquer comme facteur explicatif le « résistance au changement », c’est surtout montrer les faiblesses du processus de changement mis en place. En effet, quand un individu ou un groupe a plus à perdre qu’à gagner dans le changement, que l’information et la participation sont insuffisantes, la « résistance au changement » est plutôt l’expression d’une saine réaction face à un changement mal pensé.
La célèbre expérience de Coch & French (1948) est éclairante de ce point de vue. Le changement en question consistait dans la mise en place d’un nouveau mode d’organisation du travail, l’organisation précédente ne donnant pas satisfaction (62 % de rotation du personnel, freinage, agressivité, etc.).
Plusieurs groupes ont été constitués en faisant varier le niveau de participation des ouvriers à la constitution de la nouvelle organisation du travail :
– Dans le groupe « témoin » le changement a été imposé de manière autocratique. Plusieurs semaines après la mise en place de la nouvelle organisation, les normes de production attendues n’étaient pas encore atteintes.
– Dans le premier groupe expérimental, des représentants des ouvriers ont participé à la mise en place des nouvelles tâches. Les normes de production sont atteintes au bout de deux semaines.
– Dans les groupes expérimentaux 2 et 3, tous les membres des groupes participaient au changement. Les normes sont atteintes immédiatement dès que la nouvelle organisation est effective.
Préparer le changement, informer, expliquer et surtout faire participer les salariés à la mise en place d’un changement sont en effet indispensables pour que la création de nouvelles normes de groupe puisse être possible et pour consolider ainsi les nouveaux comportements individuels.
Plus récemment, Pettigrew (1982) a souligné que tout changement comprend trois dimensions aussi importantes l’une que l’autre:
– Le contenu du changement concerne les buts, les objectifs à atteindre et les éléments concrets que l’on souhaite modifier. C’est la définition habituelle du changement.
– Mais pour Pettigrew, le contexte est aussi important : où va se passer le changement, quelles sont les caractéristiques, les enjeux de l’environnement interne et externe, quel sens a ce changement pour les personnes concernées, ont-elles les capacités pour se l’approprier, etc. ?
– De même, on ne peut comprendre un changement, sa réussite où son échec sans examiner le processus de mise en œuvre de ce changement. Comment procède-t-on ? Quelles sont les phases ? Qui est impliqué ? Comment se réalise à la fois l’adaptation du contexte au contenu mais aussi du contenu initialement proposé aux possibilités du contexte ?
Un changement réussi correspond à une bonne interaction, une adaptation réciproque, entre ces trois composantes. La défaillance d’une des dimensions peut conduire à l’échec : un contenu trop ambitieux, un processus absent ou mal pensé, un contexte inadapté, par exemple.
Le cas de l’avion « Concorde » est, dans le domaine technique, l’exemple d’un changement particulièrement raté. Le contenu de l’innovation technique (vitesse) avait apparemment de quoi plaire en réduisant très fortement la durée des voyages. Seulement, il fallait aussi à cet avion des pistes aménagées, du carburant spécifique et il ne pouvait transporter que 100 personnes à la fois. Inadapté à un contexte d’utilisation commerciale, il n’a dû sa vie qu’au soutien financier de deux États (France, Royaume-Uni) mais pas à un-processus de changement qui aurait permis d’adapter cet avion au contexte auquel il pouvait être destiné.
Callon (1986), Latour (1989), Callon & Latour (1991) nous proposent des éléments de réflexion et des méthodes d’analyse utiles pour mieux saisir les aléas des changements. Partant d’études sur l’innovation dans les domaines scientifiques et techniques, leurs travaux peuvent être mis à profit dans des cas d’innovations organisationnelles, de mise en place de nouveaux dispositifs de management.
Prenons un exemple. Avant que les cartes magnétiques ne se généralisent pour ouvrir les portes des chambres d’hôtel, les hôteliers nous fournissaient des clés de chambre auxquelles étaient accrochés de volumineux et lourds objets (gros morceau de bois ou de métal plutôt qu’un petit porte-clé). Le problème de tout hôtelier est que les clients doivent ramener la clé de leur chambre à la réception. Si la clé est petite, le client a tôt fait de la glisser dans sa poche afin de libérer ses mains pour prendre ses valises et il n’est donc pas rare qu’il quitte l’hôtel en ayant toujours la clé en poche. Mettre des affiches demandant le retour des clés ne suffit pas à faire changer ce comportement. L’innovation a donc consisté à accrocher un objet pesant et encombrant à cette clé. Ainsi, le client ne peut l’oublier dans sa poche et va rapidement essayer de s’en débarrasser.
Callón et Latour nous montrent ainsi plusieurs pistes importantes de compréhension du changement :
– Les innovations techniques sont d’abord des innovations sociales. Avant qu’une nouvelle technologie se généralise, il faut d’abord convaincre des réseaux de plus en plus étendus d’acteurs susceptibles de l’utiliser, de contribuer à la développer et de l’acheter.
– Les objets sont aussi des acteurs sociaux (des « actants ») : la plaque de bois attachée par l’hôtelier à la clé a influencé le comportement des clients. Les machines et technologies ouvrent des possibilités d’action et proposent des contraintes qui façonnent aussi le jeu des acteurs. Comme nous le verrons ci-dessous dans le cadre des théories de l’activité, les objets, les écrits, les procédures, les dispositifs techniques ne sont pas indifférents dans les relations sociales .
– Le problème du changement est souvent lié à des problèmes de « traduction ». Traduction des préoccupations et des intérêts d’un acteur dans celles et ceux d’un autre acteur. Dans le cas des clés, le souci du « comment faire en sorte que les clients ramènent les clés » a été traduit pour le client par un autre souci : « comment se débarrasser de cet objet lourd qui encombre ma poche ».
– La science et les innovations ne se développent pas de manière linéaire, autonome ou progressive, mais plutôt selon des chemins complexes faits de blocages, d’avancées rapides, de retour en arrière. Les innovations qui marchent ne sont pas forcément les meilleures (en contenu) mais celles qui ont réussi à faire en sorte que des acteurs importants s’engagent pour elles, s’intéressent à elles.
– Adopter un changement c’est donc d’abord l’adapter comme le constatait aussi, avec ses mots, Pettigrew.
– Méthodologiquement, il faut donc examiner de la même façon, avec les mêmes outils conceptuels, ce qui marche et ce qui ne marche pas. « Parcourir les réseaux socio-techniques » permet de repérer les objets et les personnes importantes, traducteurs légitimes qui ont favorisé l’intéressement pour l’innovation, ou de constater l’absence de ces porte-parole et traducteurs et l’impossibilité pour l’innovation de se développer plus avant, faute d’avoir pu enrôler de nouveaux acteurs.
Les différents modèles relatifs aux cultures organisationnelles et aux processus de changement nous introduisent à la complexité des relations humaines au travail. Il est ainsi bien possible que notre époque soit marquée par la difficulté à maîtriser vraiment toutes les facettes du fonctionnement des organisations. Les dirigeants et managers essaient tant bien que mal d’assurer un certain contrôle et de façonner leurs entreprises vers plus d’efficacité et d’efficience. Ils ne semblent pas encore en mesure d’éviter les situations de souffrance que connaissent beaucoup de salariés et qui font l’objet.