Argent et éducation : L'argent tabou
Dans certaines familles, il est interdit de parler d’argent. Ce n’est jamais le sujet de conversation, ou alors de manière confidentielle, entre adultes. Personne n’en parle, ne pose de questions. Cette attitude se transmet de génération en génération et oser prononcer le mot « argent » lors d’une réunion de famille est le comble du manque d’éducation, la transgression d’une loi familiale édictée de manière implicite. Cette conception de « l’argent tabou » est issue de la tradition judéo-chrétienne et touche toutes les classes sociales. L’argent est un objet de honte, au même titre que le sexe. Il est sale, on le cache, on ne l’exhibe pas, on le manie avec discrétion quand on règle un achat. Nécessaire, l’argent est le fruit d’un processus d’annulation. Il représente une source potentielle de déviance : recherche du plaisir, du pouvoir sur autrui. Il s’utilise alors avec méfiance, distance ou indifférence. L’annuler du discours vise à lui soustraire les angoisses dont il est porteur. C’est un mécanisme psychique de défense. L’argent devient un objet – au sens psychologique du terme – qui fait peur. Toutes les représentations qui lui sont associées sont sources d’anxiété et le silence représente une défense bien illusoire.
Les personnes issues de ce type de famille vivent donc dans une sorte d’immaturité à l’égard de l’argent. Elles entretiennent le désir de le tenir constamment à l’écart. Elles se sentent incompétentes et éprouvent de la honte à ne pas savoir gérer elles-mêmes leurs difficultés. Comment le sauraient-elles ? Personne ne leur a jamais parlé de problèmes d’argent. En conséquence, une sourde inquiétude s’installe, et la question du manque devient omniprésente. De plus, elles ne parviennent que très difficilement à se rassurer auprès des autres, puisque parler d’argent reste un sujet tabou.
Combien de fois ai-je rencontré des enfants qui simulaient des améliorations fulgurantes de leur état, après seulement une ou deux séances, espérant ainsi en finir au plus vite avec la thérapie et ne pas ruiner leurs parents du fait des honoraires ? À chaque fois, les parents affichaient la volonté de tenir leurs enfants à l’écart des difficultés financières et étaient persuadés d’avoir été suffisamment discrets : « On ne parle pas de ces choses-là aux enfants… Chez nous, on ne parle pas d’argent… » Une petite mise au point a toujours permis de dépasser cet obstacle. Les parents eux-mêmes s’en trouvent soulagés. Ils sont bien souvent étonnés des réactions de leurs bambins, de leur capacité à comprendre.
Nous devons parler à nos enfants pour leur faire comprendre que tout n’est pas qu’une affaire d’argent. Ne nous voilons pas la face : notre société change ; l’argent fait partie de leur quotidien, ils en discutent entre eux, même les plus jeunes.
Dans certaines familles, l’argent est même considéré comme un vice. Des valeurs religieuses sont souvent à la base de cette conception. Les parents donnent à leurs enfants une éducation stricte, fondée sur le respect de ce qu’ils considèrent comme des vertus : le travail, le respect d’autrui, l’honnêteté. L’argent, considéré comme mauvais, passe au second plan. La pauvreté est pour eux salvatrice. Devenus adultes, les enfants éduqués dans cet état d’esprit vivront chichement, même avec des revenus confortables, et se montreront avares envers eux-mêmes, se restreindront en permanence, s’empêcheront toute gratification. Leur famille sera appelée à respecter ce mode de vie, afin de ne pas sombrer dans la perdition. L’instance surmoïque de leur personnalité, constituée par intériorisation des interdits parentaux, est envahie de restrictions sur l’utilisation de l’argent, objet dangereux et menaçant.
Au premier abord, il serait facile de prendre Maud pour une avare. Il n’en est rien. Mais, si Maud a réussi à remettre en question l’importance de la religion dans sa vie, il en reste néanmoins des séquelles dans sa conception de l’argent. Ainsi, elle sait se montrer généreuse quand elle offre des cadeaux ou fait des dons aux associations caritatives. Mais, pour elle, l’argent, en raison de son caractère vicieux, ne peut servir à se faire plaisir, à penser à soi, mais risque de nous faire oublier les autres. Se laisser aller aux joies que peut apporter l’argent est un interdit d’autant plus puissant qu’il est de double nature, parentale et religieuse.