Accords et conventions des l'organisation du travail
Bien que n’utilisant pas directement le terme de « culture », un courant de recherche né dans les années 1980 et 1990 s’est développé en explorant les formes sociales qui permettent, malgré des intérêts divergents et des occasions de conflit, à des individus variés de se comprendre et, surtout, d’ajuster leurs comportements afin d’agir ensemble. Les travaux de Boltanski & Thévenot (1991) partent, en particulier, de l’idée que les mécanismes de marché ne sont pas la seule forme de coordination des acteurs de l’économie. La vie sociale, y compris celle qui se déploie dans des organisations, peut s’appuyer sur d’autres formes de coordination. L’hypothèse centrale est qu’il existe des « dispositifs
cognitifs collectifs », des règles et représentations suffisamment partagées par tout le monde pour cela. Ce sont des conventions, c’est-à-dire des principes, qui peuvent être arbitraires, que tout le monde connaît, et grâce auxquels les acteurs sociaux peuvent décider du bon comportement à adopter dans une situation a priori incertaine. L’exemple le plus simple est celui des feux à un carrefour. Le choix des couleurs est au départ arbitraire, elles pourraient être autres. Cependant, leur signification est suffisamment connue que l’on peut considérer cet équipement routier comme un organisateur des relations sociales. Sans convention, les conducteurs passeraient de longues minutes pour savoir qui peut traverser le carrefour en premier. Avec cette convention, chacun sait ce qu’il doit faire sans engager de longues négociations et risquer un conflit. Le conflit peut cependant advenir si l’un des acteurs ne respecte pas la convention. La liberté de se mouvoir en sécurité est facilitée par un cadre conventionnel arbitraire.
L’exploration de situations sociales propices à des disputes conduit à s’interroger sur la nature de ces cadres conventionnels. En travaillant sur les courriers reçus par le quotidien Le Monde, on constate que les personnes qui écrivent, très souvent pour se plaindre, utilisent une gamme d’arguments basés sur des principes en nombre limité. Lors d’un comité chargé d’examiner la possibilité d’octroyer un crédit dans une banque mutualiste, les participants représentent des intérêts et des visions très variés (gestionnaire, élu mutualiste, membre d’une instance politique locale, etc.) mais finissent par aboutir à une décision relativement consensuelle. Le camembert, pour bien se vendre, doit obtenir l’appellation d’origine contrôlée et respecter des procédures de fabrication artisanales (« moulé à la louche »). S’il se vend bien, il faut le produire en masse selon des processus industriels marqués par la productivité, l’efficacité, le respect de normes d’hygiène. Certains fabriquants ont réussi à concilier ces objectifs contradictoires en installant une louche « traditionnelle » au bout du bras d’un robot « industriel ». Ces exemples, étudiés par Boltanski, Thévenot et leurs équipes ont permis de mieux saisir les composantes des différents « mondes communs » qui nous permettent d’agir ensemble, soit parce que on les partage, soit parce qu’ils facilitent le règlement des différends.
Ces mondes communs peuvent être décrits par un certain nombre de variables et d’éléments :
– Un principe supérieur commun qui organise le monde.
– Une image, une métaphore qui symbolise ce principe.
– Dans chacun de ces mondes on retrouve l’idée qu’il y a des êtres « grands » (importants, respectables) et d’autres « petits ». D’un monde à l’autre, ces rapports de grandeurs ne concernent pas les mêmes personnages.
– Un répertoire de sujets et d’objets typiques de chaque monde.
– Des modes de relations typiques de chaque monde.
– Des épreuves qui permettent de traiter les différends et de savoir qui a raison et qui a tord, qui est grand et qui est petit.
– Des manières d’exprimer les jugements issus de ces épreuves.
Boltanski & Thévenot (1991) ont proposé six « mondes communs » à partir de leurs travaux. Un septième est également ajouté dans l’ouvrage de Boltanski & Chiapello (1999) :
– Le monde de l’inspiration c’est le monde des artistes, des enfants où sont particulièrement valorisés l’imagination, la singularité, l’intuition, la passion ou la création. Est grand celui qui est unique, qui ne répète pas ce qui a déjà été fait, qui n’est pas dans la banalité ou la routine. La rencontre imprévue, le rêve, l’imagination teintent les relations « normales » en ce monde.
– Le monde domestique correspond au respect des traditions, des hiérarchies sociales, de la famille. Les grands dans ce monde ceux qui ont du « savoir-vivre », sont « bien élevés », connaissent les règles de préséance, inspirent confiance. Les cérémonies publiques permettent de déterminer qui a la distinction, l’aisance et qui est au contraire vulgaire, sans gêne, gaffeur, etc. Le principe d’engendrement à partir des traditions, de la transmission d’une génération à l’autre, organise ce monde. Les relations typiques entre les êtres sont basées sur l’éducation, la transmission, le respect, la recommandation, la capacité à recevoir et rendre.
– Dans le monde de l’opinion est valorisé celui qui est connu du plus grand nombre, quelles que soient ces compétences ou sa contribution à la société. Sondages, mesures d’audience, rumeurs constituent les épreuves qui permettent d’établir la dignité de chacun dans ce
monde : vous êtes quelqu’un quand vous êtes connu. Les relations d’influence, la persuasion, la séduction sont ici des modes de relation habituels.
– Le monde civique exprime la prééminence du collectif, de l’intérêt général. Le représentant d’un groupe, légitimé par des élections, est un personnage important. Celui qui est isolé ou ne sert que ses propres intérêts est « petit ». Information, rassemblement, mobilisation, ralliement sont des supports de relation pertinents.
– Le monde marchand est celui qu’on connaît le mieux. On achète, on vend, on négocie, la concurrence et la compétition sont des principes structurants. Les prix, les résultats financiers, les bénéfices permettent d’exprimer la valeur des êtres et des choses. La grandeur se mesure à la possession. C’est un peu contre l’idée que le marché serait le seul organisateur de l’économie et du monde social que les auteurs ont essayé de montrer l’existence d’autres modes de régulation des rapports sociaux. Le marché n’est en ce sens qu’une façon parmi d’autres d’agir ensemble que ce soit à l’échelle de la société mais aussi à l’intérieur des organisations et entre elles.
– Dans le monde industriel, la grandeur se mesure à l’aune de l’efficacité, de la performance, de la fiabilité. Il s’agit, dans ce monde, de contrôler, tester, formaliser, « optimiser », prévoir. Experts, opérateurs, spécialistes créent et mettent en oeuvre des procédures, des plans, des méthodes, des normes techniques pour maîtriser au mieux les choses et parfois aussi les personnes.
Le dernier monde commun proposé est celui du projet qui permet la mobilisation temporaire d’un réseau d’acteurs. On y est grand par son carnet d’adresses, par la possibilité de contacter et d’engager la personne ayant les compétences pertinentes. Il s’agit de connecter, communiquer, coordonner, faire confiance, savoir s’ajuster aux autres. Les « chefs de projet », médiateurs, coaches, sont les personnages qui le peuplent, accompagnés des technologies de communication. L’engagement est intense lors d’un projet mais l’écoute, la veille, l’ouverture, restent de mise en dehors de ce projet. Boltanski voit dans ce monde une façon pour le
– capitalisme de se renouveler en assimilant ainsi des pratiques sociales diffuses qui, si elles ont pu être un temps « révolutionnaires » donnent un nouveau souffle à un monde économique incertain et instable. D’un point de vue psychologique, on retrouve aussi cette pression à l’internalité qui se manifeste particulièrement quand on attend des individus qu’ils aient des « projets », qu’ils gèrent eux-mêmes leur carrière et mobilisent leurs réseaux, sans vraiment prendre en compte le fait qu’ils sont bien souvent démunis de toutes ces ressources.
Par le métier occupé, les intérêts à défendre, les individus et les groupes évoluent, raisonnent, se justifient principalement dans un des mondes. Imaginons que l’on se situe dans le monde industriel en tant qu’ingénieur de production. À partir du monde industriel, les autres mondes peuvent être perçus très négativement. Le monde de l’inspiration est vu comme manquant de sérieux, d’efficacité, de prévisibilité. Le monde de l’opinion apparaît superficiel, sans rigueur. Le monde civique semble très pesant, plein de règles très contraignantes. Le monde marchand est parfois incompréhensible : après avoir beaucoup travaillé pour développer une nouvelle fonction technique, on constate que les commerciaux ne vendent pas la fonction technique innovante mais la couleur, la forme ou les connotations attachées à l’objet. Le monde du projet peut être embêtant car les projets ont une fin, il est difficile de standardiser les activités.
S’il y a discorde entre personnes, l’argumentation de chacun va souvent se baser sur un recours à une vision idéale de ces mondes. La résolution du conflit peut prendre plusieurs chemins :
– À l’intérieur d’un même monde, ce sont les épreuves typiques de ce monde qui vont permettre de faire disparaître le différend comme, par exemple, le bal des débutantes (tradition), un test de résistance des matériaux (industriel), des élections (civique), un vernissage (inspiration). Un jugement va pouvoir s’exprimer qui va définir qui est grand, qui est petit, c’est-à-dire qui a « raison » et qui va devoir « s’aligner ».
– On peut avoir aussi des situations où les mondes coexistent mais avec une certaine ignorance des mondes entre eux. Dans l’industrie du luxe, par exemple, la production artisanale de produits de qualité (tradition) rencontre rarement les services marketing et communication (opinion, marchand).
– Mais il existe aussi des situations de conflit entre mondes. La clarification correspond à l’alignement d’un monde par rapport à un autre : la production (industriel) vis-à-vis du commercial (marchand), par exemple. L’arrangement est un accord local, ponctuel, souvent dépendant des personnes en poste. Le compromis correspond à l’institutionnalisation de l’arrangement dans une procédure, un dispositif, un objet (la louche sur le bras du robot). Ce qui le rend moins fragile, moins dépendant de la bonne volonté des personnes en présence et donc plus durable.
Cette perspective des « mondes communs », des « conventions », qui ne se présente pas comme culturaliste, rejoint cependant les approches qui font des nonnes, des règles, des valeurs, des éléments de structuration et de support des activités collectives. L’analyse des rapports humains en organisation et l’intervention à ce niveau ne peuvent que bénéficier de la richesse des cadres de compréhension de la complexité de ces rapports.