Croyances et opinions des foules : La race, Les traditions et Le temps
Nous venons d’étudier la constitution mentale des foules. Nous connaissons leurs manières de sentir, de penser, de raisonner. Examinons maintenant comment naissent et s’établissent leurs opinions et leurs croyances.
Les facteurs lointains rendent les foules capables d’adopter certaines convictions et inaptes à se laisser pénétrer par d’autres. Us préparent le terrain où l’on voit germer tout à coup des idées nouvelles, dont la force et les résultats étonnent, mais qui n’ont de spontané que l’apparence. L’explosion et la mise en œuvre de certaines idées chez les foules présentent quelquefois une soudaineté foudroyante. Ce n’est là qu’un effet superficiel, derrière lequel on doit chercher le plus souvent un long travail antérieur.
Les facteurs immédiats sont ceux qui, superposés à ce long travail, sans lequel ils ne pourraient agir, provoquent la persuasion active chez les foules, c’est-à-dire font prendre forme à l’idée et la déchaînent avec toutes ses conséquences. Sous la poussée de ces facteurs immédiats surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement les collectivités ; par eux éclate une émeute ou se décide une grève ; par eux des majorités énormes portent un homme au pouvoir ou renversent un gouvernement.
Dans tous les grands événements de l’histoire, on constate l’action successive de ces deux ordres de facteurs. La Révolution française, pour ne prendre qu’un des plus frappants exemples, eut parmi ses facteurs lointains les critiques des écrivains, les exactions de l’Ancien Régime. L’âme des foules, ainsi préparée, fut soulevée ensuite aisément par des facteurs immédiats, tels que les discours des orateurs, et les résistances de la cour à propos de réformes insignifiantes.
Parmi les facteurs lointains, il y en a de généraux qu’on retrouve au fond de toutes les croyances et opinions des foules ; ce sont : la race, les traditions, le temps, les institutions, l’éducation. Nous allons étudier leur rôle respectif.
La race
Ce facteur, la race, doit être mis au premier rang, car à lui seul il est beaucoup plus important que tous les autres. Nous l’avons suffisamment étudié dans un précédent volume pour qu’il soit utile d’y revenir longuement. Nous y avons montré ce qu’est une race historique, et comment, dès que ses caractères sont formés, ses croyances, ses institutions, ses arts, en un mot tous les éléments de sa civilisation, deviennent l’expression extérieure de son âme. Le pouvoir de la race est tel qu’aucun élément ne saurait passer d’un peuple à un autre sans subir les transformations les plus profondes.
Le milieu, les circonstances, les événements représentent les suggestions sociales du moment. Ils peuvent exercer une action importante, mais toujours momentanée si elle est contraire aux suggestions de la race, c’est-à-dire de toute la série des ancêtres.
Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous aurons encore occasion de revenir sur l’influence de la race, et de montrer que cette influence est si grande qu’elle domine les caractères spéciaux à l’âme des foules. C’est pourquoi les multitudes des divers pays présentent dans leurs croyances et leur conduite des différences très accentuées, et ne peuvent être influencées de la même façon.
Les traditions
Les traditions représentent les idées, les besoins, les sentiments du passé. Elles sont la synthèse de la race et pèsent de tout leur poids sur nous.
Les sciences biologiques ont été transformées depuis que l’embryologie a montré l’influence immense du passé dans l’évolution des êtres ; et les sciences historiques le seront pareillement quand cette notion deviendra plus répandue. Elle ne l’est pas suffisamment encore, et bien des hommes d’Etat en sont restés aux idées des théoriciens du dernier siècle, s’imaginant qu’une société peut rompre avec son passé et être refaite de toutes pièces en prenant pour guides les lumières de la raison.
Un peuple est un organisme créé par le passé. Comme tout organisme, il ne peut se modifier que par de lentes accumulations héréditaires.
Les vrais conducteurs des peuples sont ses traditions ; et, comme je l’ai répété bien des fois, ils n’en changent facilement que les formes extérieures. Sans traditions, c’est-à-dire sans âme nationale, aucune civilisation n’est possible.
Aussi les deux grandes occupations de l’homme depuis qu’il existe ont-elles été de se créer un réseau de traditions puis de les détruire lorsque leurs effets bienfaisants sont usés. Sans traditions stables, pas de civilisation ; sans la lente élimination de ces traditions, pas de progrès. La difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la variabilité. Cette difficulté est immense. Quand un peuple laisse ses coutumes se fixer trop solidement pendant de nombreuses générations, il ne peut plus évoluer et devient, comme la Chine, incapable de perfectionnements. Les révolutions violentes elles-mêmes deviennent impuissantes, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se ressoudent, et alors le passé reprend sans changements son empire, ou que les fragments dispersés engendrent l’anarchie et bientôt la décadence.
Aussi la tâche fondamentale d’un peuple doit-elle être de garder les institutions du passé, en les modifiant peu à peu. Tâche difficile. Les Romains dans les temps anciens, les Anglais dans les temps modernes, sont à peu près les seuls à l’avoir réalisée.
Les conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles, et qui s’opposent le plus obstinément à leur changement, sont précisément les foules, et notamment les catégories des foules qui constituent les castes. J’ai déjà insisté sur cet esprit conservateur et montré que beaucoup de révoltes n’aboutissent qu’à des changements de mots. A la fin du dernier siècle, devant les églises détruites, les prêtres expulsés ou guillotinés, la persécution universelle du culte catholique, on pouvait croire que les vieilles idées religieuses avaient perdu tout pouvoir ; et cependant après quelques années les réclamations universelles amenèrent le rétablissement du culte aboli.
Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l’âme des foules. Les temples n’abritent pas les idoles les plus redoutables, ni les palais les tyrans les plus despotiques. On les détruit facilement. Les maîtres invisibles qui règnent dans nos âmes échappent à tout effort et ne cèdent qu’à la lente usure des siècles.
Le temps
Dans les problèmes sociaux, comme dans les problèmes biologiques, un des plus énergiques facteurs est le temps. Il représente le vrai créateur et le grand destructeur. C’est lui qui a édifié les montagnes avec des grains de sable, et élevé jusqu’à la dignité humaine l’obscure cellule des temps géologiques. Il suffit pour transformer un phénomène quelconque de faire intervenir les siècles. On a dit avec raison qu’une fourmi qui aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont Blanc. Un être possédant le pouvoir magique de varier le temps à son gré aurait la puissance que les croyants attribuent à leurs Dieux.
Mais nous n’avons à nous occuper ici que de l’influence du temps dans la genèse des opinions des foules. A ce point de vue, son action est encore immense. Il tient sous sa dépendance les grandes forces, telles que la race, qui ne peuvent se former sans lui. Il fait évoluer et mourir toutes les croyances. Par lui elles acquièrent leur puissance et par lui aussi elles la perdent.
Le temps prépare les opinions et les croyances des foules, c’est-à-dire le terrain où elles germeront. Il s’ensuit que certaines idées réalisables à une époque ne le sont plus à une autre. Le temps accumule l’immense résidu de croyances et de pensées, sur lequel naissent les idées d’une époque. Elles ne germent pas au hasard et à l’aventure. Leurs racines plongent dans un long passé. Quand elles fleurissent, le temps avait préparé leur éclosion ; et c’est toujours en arrière qu’il faut remonter pour en concevoir la genèse. Elles sont filles du passé et mères de l’avenir, esclaves du temps toujours.
Ce dernier est donc notre véritable maître, et il suffit de le laisser agir pour voir toutes choses se transformer. Aujourd’hui, nous nous inquiétons fort des aspirations menaçantes des foules, des destructions et des bouleversements qu’elles présagent. Le temps se chargera à lui seul de rétablir l’équilibre. « Aucun régime, écrit très justement M. Lavisse, ne se fonda en un jour. Les organisations politiques et sociales sont des œuvres qui demandent des siècles ; la féodalité exista informe et chaotique pendant des siècles, avant de trouver ses règles ; la monarchie absolue vécut pendant des siècles aussi, avant de trouver des moyens réguliers de gouvernements, et il y eut de grands troubles dans ces périodes d’attente. »