Victime du devoir: le scénario de vie perfectionniste
Le scénario de vie perfectionniste est un scénario fréquent, d’autant plus difficile à faire apparaître qu’il est socialement valorisé et souvent pour une bonne part inconscient, même quand la personne qui le subit en souffre et présente une dépression. Il a pour toile de fond, souvent, une personnalité obsessionnelle-compulsive ou présentant des traits relevant de ce type de personnalité. Ce scénario correspond à la situation dramatique « sacrifice pour un idéal ». Les personnages sont : le héros, l’idéal et le sacrifice exigé par un « créancier ». Face à une telle situation, une des questions clés que le thérapeute doit poser au moment opportun est : « Qui vous a dit qu’il fallait que votre vie se déroule comme cela ? Pourquoi ? Pour qui et pour quel système de valeurs ? »
Hélène : « Être seulement moi »
Hélène présente une dépression à l’âge de 60 ans. Elle suit une thérapie cognitive et prend également des antidépresseurs. La thérapie dure 15 mois et comprend 38 séances d’une heure où il sera successivement question de son anxiété à jouer du violon en public, de sa dépression et de sa personnalité marquée par un perfectionnisme très contraignant.
Un frère mort et une enfant surdouée
La dépression d’Hélène fait suite à une maladie physique qui entraîne un handicap modéré. Toute sa vie a été guidée par une exigence très forte sur le plan intellectuel. Hélène fait partie des surdoués et a mis longtemps à l’admettre. Elle parle cinq langues et a travaillé dans un institut de recherche de physique à Genève. La mort tragique de son frère dans l’enfance a été mieux supportée par elle que par ses parents. Elle n’a pas déprimé à cette époque et est restée une excellente élève jusqu’à l’université. Toute sa vie, Hélène a été soumise aux impératifs de son père, puis à ceux plus acceptables de son mari, riche industriel de la région d’Annecy. Pourtant, dès l’enfance, elle a montré des signes de résistance et de révolte. Elle a été exclue à deux reprises du catéchisme pour insubordination et a eu une vie amoureuse assez libre avant de se marier. Elle a alors mené activement une double carrière de scientifique et de violoniste, sans sacrifier sa vie familiale. Pourtant, ce n’est pas assez pour satisfaire la tyrannie des « je devrais » : bien qu’ayant remarquablement réussi en tout, Hélène s’est toujours sentie inférieure à la tâche.
Dépression et handicap
Hélène n’est rattrapée par la dépression qu’au moment où des troubles physiques entraînent une limitation de ses compétences. Elle n’ose plus jouer de violon en concert et se sent de plus en plus anxieuse à l’idée d’affronter le public. Sa thérapie débute par la désensibilisation sous relaxation des situations qui lui font peur. Il est, en effet, nécessaire de maintenir cette activité car l’inaction artistique aggrave la dépression. Ensuite sont abordées les pensées négatives dépressives.
Le fardeau du perfectionnisme
Au fur et à mesure qu’elle sort de la dépression, Hélène sort du rang : elle conteste l’autorité, veut promouvoir les valeurs féministes, mettre en doute les dogmes. La thérapie se centre sur la diminution du fardeau des impératifs : pourquoi avoir toujours besoin d’être exemplaire ? Un jour, elle rêve de montagnes qu’elle gravit avec difficulté. Je lui fais observer qu’elle est prise dans la trame du mythe de Sisyphe. Sisyphe est ce héros de la mythologie grecque que les dieux ont condamné à remonter un rocher en haut de la montagne, pour le voir de nouveau rouler dans la vallée et devoir le remonter encore et encore. Le fardeau du perfectionnisme comme celui du talent n’est jamais déposé. L’historique fait remonter l’origine de ce schéma à la mort tragique de son frère alors qu’elle était enfant. Son père lui a imposé de le remplacer en tout. Elle a donc mené à la fois la carrière scientifique que devait mener son frère et la carrière musicale de violoniste amateur qui correspond à sa vocation personnelle. En somme, Hélène a passé sa vie à répondre à la fameuse question de l’Évangile, celle que le père pose au fils prodigue, lors de son retour : « Qu’as-tu fait de tes talents ? » Les problèmes liés à l’image de soi apparaissent très clairement au cours d’une séance sur les relations familiales. Hélène se plaint d’avoir des difficultés avec sa fille avec qui elle ne peut pas véritablement converser. Je lui demande alors d’étudier son image : quelle image a-t-elle d’elle-même et quelle image les autres se font-ils d’elle ? Hélène me répond que les autres la considèrent comme une icône familiale, un symbole d’autorité, quelqu’un d’imposant et qui inspire la crainte. Chacun lui a assigné ce rôle, à commencer par son père qui lui en a inculqué les principes, puis son mari qui considère qu’elle est parfaite et, enfin, sa fille qui veut la maintenir à distance et, par exemple, l’empêche de jouer avec ses petits-enfants, car ce n’est pas quelque chose de sérieux. Hélène, elle, se voit tout autrement. Elle se considère comme quelqu’un de réservé, qui parle peu sauf en thérapie, qui réfléchit avant de s’exprimer, car on lui a appris à tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de dire quoi que ce soit. Elle se juge plutôt timide. Lorsqu’elle voudrait un peu se laisser aller dans son jeu de violon, les autres membres de l’orchestre la maintiennent dans son rôle de premier violon et elle n’a pas droit à la moindre fausse note, à la moindre erreur de mise en place ou même à une Interprétation un peu personnelle du texte musical.
La recherche de soi et de l’authenticité
Petit à petit, Hélène comprend que le problème qu’elle présente est non pas lié à la réalité mais à l’interprétation qu’elle se fait de son rôle. Prise dans les schémas de sa classe sociale, elle a le sentiment déprimant de ne pas être quelqu’un d’authentique. Prisonnière des standards de son milieu, elle est à la recherche d’authenticité dans tous les domaines et de sa propre authenticité à elle. La séance se termine par la définition d’une tâche qui la conduirait à plus de sincérité. Hélène décide d’essayer de travailler un morceau de musique assez complexe, où il y a plusieurs versions, et d’y mettre quelque chose d’elle-même : une interprétation personnelle et libre. Finalement, cette femme se trouve prise dans un conflit entre des normes sociales claires et une quête d’authenticité qui est quelque chose de difficile à poursuivre. La stratégie thérapeutique consiste ici à tenter de mettre en place un nouveau schéma. L’ancien schéma était : « Suis les règles et sois parfaite. » Le nouveau schéma est : « Fais ce que tu veux, écoute ce qui vient de toi et cherche à fonctionner à l’instinct et dans l’instant. » La suite de la thérapie consistera à instaurer ce nouveau fonctionnement. Une séance, en particulier, sera consacrée à un jeu de rôle où Hélène affirmera ce qu’elle veut par rapport au discours impérieux de son père. Les vieux schémas se défendent toujours avant de disparaître et il faut souvent, dans ces circonstances, exposer le patient à des émotions fortes pour promouvoir de nouveaux comportements et mener à bien le changement. Il ne suffit pas de savoir comment et pourquoi elle en est arrivée là. La meilleure manière de modifier un schéma et un scénario de vie est de définir un plan d’action novateur. Au bout du compte, les changements espérés se mettront en place. Hélène deviendra plus active, elle pourra tenir sa place dans l’orchestre et son optimisme reviendra malgré le handicap. Aujourd’hui, elle peut se contenter d’être « seulement elle » sans avoir à cumuler sa vie et celle de son frère. Au fil des semaines, l’échelle de dépression de Beck et l’échelle LIR qui mesure trois dimensions de personnalité ont changé positivement. On constate aussi que le changement se maintient un mois et demi, et trois mois et demi après la fin de la thérapie. Reste à valider le résultat sur le long cours.