Trahison de soi et scénario de vie: Scénarios et situations dramatiques
On peut trouver de nombreux antécédents dans la littérature psychologique. Avant le scénario de vie, existait déjà la névrose de destinée, la névrose d’échec, les life-scripts, les life-traps, ou pièges existentiels, les scénarios1, les self-scenarios, les thérapies narratives. Toutefois, ce sont les écrivains qui ont été les vrais pionniers, puisqu’ils ont manifestement eu l’intuition du concept un bon siècle avant les psychologues.
Gozzi et Goethe
Il se pourrait que le premier auteur qui ait clairement deviné l’existence du problème soit Gozzi. Cet auteur dramatique italien du xvIIIe siècle est encore connu de nos jours pour avoir écrit les contes dont ont été tirés Turandot de Puccini et L’Amour des trois oranges de Prokoviev. Or Goethe se souvient au soir de sa vie, dans ses conversations avec son fidèle ami Eckermann, que Gozzi lui a dit qu’il n’était pas possible d’inventer plus de 36 situations dramatiques. Goethe ne précise pas lesquelles. Il ajoute que le dramaturge allemand Schiller, qui a essayé d’en dresser la liste, en a trouvé moins.
36 situations dramatiques
À partir de ces indications plutôt vagues, en 1924, un auteur français, Polti, écrit un livre qui recense les 36 scénarios possibles. Bien qu’il s’agisse de théâtre, tous ces scénarios ont une correspondance dans la réalité. En les reformulant avec des exemples connus et dans un style plus contemporain.
36 situations et 36 émotions remises au goût du xxIe siècle (d’après Polti, 1924)
1. Implorations : un persécuteur, un suppliant, et une puissance indécise : La Tosca de Victorien Sardou et Giacomo Puccini.
2. Salut : l’infortuné, le menaçant (ou la menace) et le sauveur : Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir (1932) et son remake Le Clochard de Bervely Hills, de Paul Mazursky (1986).
3. Vengeance contre le crime : le vengeur, le coupable : Unforgiven (L’Impitoyable) de Clint Eastwood (1992); Le Comte de Monte- Cristo.
4. Vengeance contre un proche : parent vengeur, parent coupable : Dallas.
5. Traque : un châtiment, un fugitif : les road-movies ; Bonny and Clyde d’Arthur Penn (1967).
6. Désastre : un ennemi victorieux (ou un messager du désastre), un homme puissant qui est frappé : les films américains sur le pré¬sident des États-Unis comme Nixon d’Oliver Stone (1995).
7. Emprise : un maître (ou un malheur) et un homme faible qui en est la victime : Dracula et ses nombreuses adaptations.
8. Révolte : un tyran, et un conspirateur (ou un complot de plusieurs conspirateurs) : La Chartreuse de Parme de Stendhal ; Lorenzaccio de Musset ; Angelo, Tyran de Padoue de Victor Hugo.
9. Acte d’audace : un homme audacieux, l’objet de la tentative et l’adversaire à vaincre : les James Bond.
10. Enlèvement: un ravisseur, une ravie, un gardien : toutes les histoires de beaux ténébreux séquestrant des femmes « ravies », comme Harem d’Arthur Joffé (1987).
11. Énigme sous peine de mort: l’interrogateur, le chercheur, le problème : les polars.
12. Obtention d’un gain : un solliciteur, un puissant qui refuse (ou un arbitre qui hésite), la partie adverse : Ridicule de Patrice Leconte (1996).
13. Haines entre proches parents: le parent haineux, le parent haï, les haines réciproques (infanticide, matricide, parricide, etc.) : Manon des sources de Marcel Pagnol et la version filmée de Claude Berri (1986).
14. Rivalité entre proches parents: le proche préféré, le proche rejeté, l’être aimé : Le Cousin Pons de Balzac.
15. Adultère meurtrier : l’époux adultère, le complice, l’époux trahi : La Femme infidèle de Claude Chabrol (1968).
16. Folie : le fou et la victime : Psychose de Hitchcock (1960) et la kyrielle de films américains sur les « serial killers ».
17. Imprudence fatale: l’imprudent, la victime et l’objet perdu: Spellbound (La Maison du Dr Edwardes), d’Alfred Hitchock (1945).
18. Le crime d’amour involontaire ou par erreur : l’amant, l’aimée, le révélateur : Othello de Shakespeare.
19. Meurtre d’un des siens sans le savoir : le meurtrier et la victime non reconnue : Œdipe Roi de Sophocle.
20. Sacrifice pour un idéal : le héros, l’idéal, le sacrifice exigé par un «créancier»: Marie-Octobre de Julien Duvivier (1959) et l’ensemble des films français sur la Résistance qui tournent autour de scénarios voisins.
21. Sacrifice pour des proches: le héros, le proche, le sacrifice exigé par un « créancier » : L’Armée des Ombres de Melville (1969).
22. Sacrifice total à sa passion : l’épris, l’objet de la passion fatale, le sacrifice : les mélos qui sont capables du meilleur comme du pire. Le pire reste le grandiloquent et moralisateur Liaison fatale d’Adrian Lyne (1987). Le meilleur démystifie subtilement la classe moyenne américaine et c’est le somptueusement automnal : Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955). Sur l’alcoolisme : The Time of Wine and Roses de Blake Edwards (Le Jour du vin et des roses, 1962). Sur le jazz ei la drogue : Autour de minuit de Bertrand Tavernier (1986) et Bird de Clint Eastwood (1988) — on peut conserver de l’estime pour Young Man with a Horn, La Femme aux chimères, de Michael Curtiz (1950).
23. Sacrifice des siens : le héros, le proche désigné, la nécessité du sacrifice : le sacrifice d’Isaac par Abraham dans la Bible et ses nombreuses variantes contemporaines dans les films de guerre et les films sur des conflits religieux.
24. Rivalité entre inégaux : rival inférieur, rival supérieur, l’objet aimé : Ruy Blas de Victor Hugo et son remake burlesque La Folie des grandeurs de Gérard Oury (1971).
25. Adultère : époux trompé, époux adultère, adultère complice : l’ensemble des films de Sacha Guitry.
26. Crimes d’amour : « déviances sexuelles » (prostitution, viol, onanisme, inceste, adultère, etc.), l’épris, l’aimé : La Femme flic (1980) d’Yves Boisset.
27. Découverte du déshonneur de l’être aimé : celui qui l’apprend, le coupable : La Stratégie de l’araignée de Benardo Bertolucci (1969).
28. Amours empêchées : deux amants confrontés à un obstacle : Roméo et Juliette et ses nombreuses variantes ; Autant en emporte le vent de Victor Fleming (1939).
29. Amour pour un ennemi : l’ennemi aimé, celui qui l’aime, celui qui le hait : Andromaque de Racine ; Le Silence de la mer de Melville (1947).
30. Ambition : l’ambitieux, ce qu’il convoite, l’adversaire : Le Rouge et le Noir de Stendhal et Une place au soleil de Georges Stevens (1951).
31. Lutte contre Dieu : la lutte d’un mortel, contre l’immortel : La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese (1988).
32. Jalousie erronée : le jaloux, l’objet aimé, le complice supposé, l’occasion ou l’auteur de l’erreur : Manhattan de Woody Allen (1979).
33. Erreur judiciaire : celui qui se trompe, celui qui est victime, celui ou ce qui trompe, et un vrai coupable : Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock (1956).
34. Remords : le coupable, la victime, et la faute mise en évidence par l’interrogateur : Simenon et les Maigret.
35. Retrouvailles : la personne perdue puis retrouvée, celui ou celle qui retrouve : Sans famille d’Hector Malot et sa version filmée de Marc Allégret (1934).
36. Perte des siens : le proche frappé, le proche spectateur, le bourreau : La Lettre d’une inconnue de Stephan Zweig et sa version cinématographique de Max Ophuls (1948).
L’ouvrage de Polti, à la fois sérieux et ludique, a influencé des théoriciens du récit comme Souriau16 qui s’est efforcé de décrire 200 000 situations dramatiques. Et également des linguistes comme Greimas qui a proposé une grille d’analyse des récits, désormais classique, en se fondant aussi sur les travaux de Propp et de Lévi-Strauss. Pour Greimas, nombre de récits, en particulier
les contes, peuvent se ramener à une combinatoire relativement simple, qui met en jeu non pas des personnages, mais des fonctions. Il en dénombre : le destinateur, le héros, l’objet, l’adjuvant, l’opposant et le destinataire.
Un héros reçoit une mission d’un destinateur et désire un objet. Au cours de cette quête, il va rencontrer des opposants, des adjuvants et va remplir ou non la mission, qui possède un destinataire, c’est-à-dire un système de valeurs.
Si l’on prend le récit de n’importe quelle vie, chacun reçoit dans l’enfance une mission : « Tu seras un homme, un chef d’orchestre, un docteur, un paysan, etc. » Cela est dit de manière plus ou moins subtile par le destinateur qui est en général un parent. Au cours de cette mission, chacun va désirer des choses qui ne sont pas forcément la mission décidée et, au cours de cette quête, chacun rencontrera des personnes qui vont l’aider à réaliser la mission et à obtenir l’objet.
Pour Polti comme pour Greimas, le mot objet est pris au sens d’« objet aimé ». Le destinataire correspond à un système de valeurs qui peut être un système transcendant. Je vais essayer maintenant d’appliquer ce modèle à un cas clinique.