Trahison de soi et scénario de vie: La mission
En se servant du modèle de Greimas, on peut analyser comme suit l’histoire d’Hélène. Dès l’enfance, alors qu’elle souhaite être musicienne (objet désiré), Hélène reçoit pour mission de réussir des études difficiles aussi bien que son frère mort. Le destinateur, ou « créancier », est son père. Au cours de cette mission, elle a pour adjuvant sa famille qui partage les valeurs de son père. Le destinataire final est le système de valeurs de son milieu qui prône l’effort, la réussite intellectuelle et le succès social. Dans cette mission, Hélène est son propre opposant et rue souvent dans les brancards. Sa maladie et son handicap représentent aussi des opposants à sa quête infinie de perfection.
Au début, Hélène trouve un compromis qui lui permet de faire à la fois ce que veut son père et ce qu’elle voudrait, elle, soit des études scientifiques et du violon. Cependant, avec le handicap, elle ne peut plus faire tout et aussi bien : elle a le sentiment de se trahir elle-même.
La conquête de la liberté:
Dans le cas d’Hélène, le thérapeute qui aide cette patiente à modifier son schéma de vie va mettre en cause et le destinateur et le destinataire, car ce sont eux qui ont imprimé le schéma et ses conséquences émotionnelles. L’empathie au cours des séances est liée à deux images communes qui font partie du stock de scénarios propres au monde occidental et qui circulent entre thérapeutes et patients comme une médiation faisant avancer la thérapie. En l’occurrence, il s’agit de deux « vidéo-clips », ou « flash » mentaux, qui représentent chacun une action.
1. La parabole évangélique du fils à qui son père demande : « Qu’as-tu fait de tes talents ? » (Il s’agit aussi bien de l’or compté en talents à cette époque que du talent au sens où nous l’entendons aujourd’hui.) J’ai à ce moment-là, en film intérieur, un tableau représentant cette scène de la Bible dont je suis d’ailleurs toujours incapable de retrouver le peintre.
2. Le mythe de Sisyphe roulant son rocher, qui est tout autant une métaphore du scénario de vie que d’un vécu dépressif et qui renvoie au livre homonyme d’Albert Camus.
L’histoire de cette patiente rencontre une problématique plus générale : celle de la recherche de l’authenticité. Elle montre aussi que la recherche de soi est une des formes de la recherche de liberté. Le patient en thérapie cherche à se libérer des forces qui peuvent aliéner l’image qu’il a de lui-même et guider son action vers des résultats qui ne sont pas souhaités. Se sentir faux ou en faute, en porte-à-faux ou en défaut, conduit à la recherche d’un autre soi qui serait plus vrai. La psychothérapie est un corridor que l’on emprunte pour aller de soi à soi. « Je veux voir le vrai », me disait un jour un patient à propos de lui-même. Une telle formule renvoie à une image de soi forcément mauvaise. Ceux qui ont une bonne image d’eux-mêmes n’ont guère besoin de psychothérapie, ils ne se cherchent pas : ils se sont déjà trouvés et se trouvent bien comme cela.
Du schéma personnel au mythe: Jésus-Christ et Monte-Cristo:
L’histoire d’Hélène et sa quête d’authenticité permettent d’aborder la question des mythes qui infiltrent nos croyances sur nous- mêmes. Parmi ces mythes, l’un des plus puissants et des plus diffus dans notre culture est celui du sauveur de l’humanité, Jésus-Christ. C’est aussi l’un des moins étudiés par les psychologues qui préfèrent s’occuper de mythes grecs, moins actuels et plus consensuels.
Comme dans l’histoire d’Hélène, le mythe de Jésus-Christ est une pièce ou un film qui se joue entre trois personnages prin¬cipaux : le héros, l’idéal et le créancier qui va exiger le sacrifice. Dans le cas d’Hélène il s’agissait de son père. Dans le cas du Christ, c’est Dieu. Le schéma de perfectionnisme conduit à des jugements en tout ou rien : soit la perfection est atteinte, soit on ne vaut rien. Comme la perfection est un idéal vague et, de ce fait, quasi impossible à atteindre, le sentiment de ne rien valoir conduit à la dépression. Dans le cas du Christ, il s’agit rien moins que d’être Dieu ou rien.
On peut représenter ce schéma de la manière suivante : il est évident que les personnes qui fonctionnent bien ne se situent pas aux extrémités ou n’oscillent pas perpétuellement entre les deux extrémités du schéma infériorité-perfection.À titre d’exemples, voici deux variations cinématographiques (et littéraires) sur le thème de la perfection. Leur étude permettra de faire apparaître le schéma cognitif latent qui est commun à ces deux histoires. Bien entendu, on pourrait prendre d’autres histoires similaires et aboutir à la même démonstration.
Premier variation: un requiem pour Judas
Pas de Jésus sans Judas, mais s’est-on beaucoup penché sur le sort de Judas, treizième apôtre qui ne demandait qua croire, mais à qui fut, par la volonté divine, dévolu le rôle du traître, nécessaire au bon déroulement de la Passion du Christ ? Ne pas trahir revenait à trahir la volonté divine et trahir représentait un méfait. Pris dans ce dilemme, Judas n’eut d’autre solution que de trahir, puis de se suicider. Judas est sans doute le plus abandonné des hommes dans la dramaturgie chrétienne, qui ne lui porte aucune compassion. Les scénarios qu’écrit le Seigneur sont impénétrables, mais un jugement en appel pourrait être nécessaire…
À ma connaissance, un seul film traite à fond le problème, et avec une rare pertinence : La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese (1988), qui s’inspire d’un roman de Nikos Kazant- zakis. C’est une superbe parabole sur le thème du traître et du héros et, en même temps, une méditation sur les idéaux, les croyances et les illusions. À sa sortie, le film fut conspué et mal compris, sans doute par ceux qui l’avaient pris à la lettre, sans en reconnaître le message, peut-être aussi par ceux qui avaient trop bien compris la parabole et n’en voulaient rien savoir. Pourtant, ce film n’attaque en rien la religion chrétienne. Il en propose simplement une réinterprétation, dont le message christique ne peut que sortir grandi. Il correspond à la 31e situation dramatique de Polti : la lutte contre Dieu, ou un mortel contre l’immortel.
Le scénario de La Dernière Tentation du Christ:
Jésus vit en Galilée où il fabrique des croix pour le compte des Romains, car il est charpentier comme son père. Il collabore donc avec l’occupant, mais on lui crache dessus. Il rencontre Judas qui devient son premier disciple, et qui le presse de conduire la révolte du peuple juif contre son occupant. Judas qui est à la fois un croyant, un politique et un révolutionnaire a perçu le potentiel charismatique de celui qui pense avoir une mission divine et être le fils de Dieu. Jésus progresse, il se fait reconnaître comme étant le Messie par saint Jean-Baptiste. Sur un chemin pavé de miracles, il marche avec sa troupe vers Jérusalem où son destin va s’accomplir. Judas le presse de nouveau de conduire la révolte contre les Romains, mais Jésus reste sur sa position : seuls l’amour et la non- violence sauveront le monde. Il demande alors à Judas de le trahir pour que sa destinée s’accomplisse. L’argument final pour le convaincre est le suivant : « Dieu m’a donné le travail le plus facile : celui d’être crucifié ; à toi revient le plus dur. » Jésus est donc emmené au Golgotha, et, sur la croix, il a une vision : celle d’un ange qui lui dit que ses épreuves sont terminées, qu’il a le droit de vivre comme tout le monde, avec une femme, et d’avoir des enfants. Jésus retrouve alors Marie Madeleine avec qui il vit jusqu’à ce que la mort l’emporte, puis prend une autre femme. Sur le chemin, il croise l’apôtre Paul qui prêche en son nom et il tente de lui expliquer qu’il est vivant et que toute cette histoire est une imposture. Paul le rejette et lui dit : « Vérité ou pas, peu importe ; ce qui compte est que les hommes ont besoin de croire en Jésus. » La mort approche pour Jésus et ses disciples vieillis lui rendent visite. Judas fait alors une entrée théâtrale en le traitant de « traître à la cause ». À ce moment-là, l’ange gardien disparaît dans les flammes. Ce n’était qu’une créature du démon destinée à proposer au Christ sa dernière tentation : celle d’être un homme comme tout le monde, un simple pécheur, un banal charpentier vivant en bonne intelligence avec les Romains. Cette dernière tentation n’était qu’un rêve soufflé par Satan. Le dernier plan nous ramène au Golgotha où Jésus meurt sur la croix et réalise la destinée dont nous parlent les Saintes Écritures. Il est pris définitivement dans le scénario de Dieu le Père.