Trahison de soi et scénario de vie: Deuxième variation: pas de messe pour monte-cristo
Umberto Eco a suggéré que le comte de Monte-Cristo était peut-être un des nombreux remakes de l’histoire du Christ — ce que dit, d’ailleurs, à plusieurs reprises Dumas dans son roman. Monte-Cristo pourrait aussi être l’ancêtre de Superman, ou du Surhomme de Nietzsche, si on en croit le philosophe et politicien italien, Antonio Gramsci.
À la différence d’Eco qui s’est plus intéressé, dans son essai, au style de Dumas qu a la psychologie du personnage, je vais tenter de reprendre, dans une perspective psychologique, le noyau central de ce mythe où la passivité première s’inverse en vengeance.
Tout individu, qui, comme le Christ, a été trahi, souhaite un jour prendre sa revanche. Temporelle ou spirituelle. Le comte de Monte-Cristo se venge, en son nom, contre les traîtres qui ont fait de lui un héros malgré eux, malgré lui. D’une certaine façon, il pourrait les remercier, car il leur doit sa réussite, mais son idéal est de dévoiler la pourriture de la société de la Restauration.
Dans ce roman, Dumas et Maquet, son collaborateur fidèle, s’en donnent à cœur joie : en bons journalistes, ils savent de quoi ils parlent. Il y a du plaisir dans la vengeance qui est savourée comme un plat servi chaud aux lecteurs. Successivement, la magistrature (Villefort), l’armée et le parlement (Morcerf) et la banque (Danglars) sont férocement décrits. Leurs représentants sont punis des méfaits qui les ont conduits en haut de la société. Seuls restent debout le trône et l’autel. Pas pour longtemps néanmoins : en 1848, deux ans après la parution du livre, la révolution balaiera la monarchie et Alexandre Dumas y participera. Les seuls personnages sympathiques, outre les humiliés (Morrel) sont des journalistes (Beauchamp), des marins (Jacopo), ou des dandys.
À plusieurs reprises dans le livre, Monte-Cristo change d’identité : tantôt il est un lord anglais, tantôt un prêtre, tantôt un aristocrate italien, tantôt le mythique Monte-Cristo, tantôt lui-même, Edmond Dantès. Le procédé est commun dans le feuilleton, mais d’un point de vue psychologique, cette capacité à être plusieurs personnes et de manière consciente, sous la même apparence, renvoie à un traumatisme initial. Pourtant, on ne peut parler de personnalités multiples : le trésor opportun et les déguisements permettent, plus fondamentalement, de mettre en scène la troisième situation dramatique imaginée par Polti : celle de la vengeance poursuivant le crime.
La prison oblige Monte-Cristo à se cacher partout, à commencer sous le suaire de l’abbé Faria, pour sortir du château d’If. Monte-Cristo sort ainsi de la prison de soi il n’est qu’un pauvre prisonnier, oublié de la justice pour endosser des identités multiples, mais il sait qui il est : quelqu’un qui se venge. Ces personnalités multiples réparent l’abandon et permettent la vengeance qui est la face la plus sombre de Monte-Cristo, jusqua ce que, enfin apaisé, il puisse redevenir lui-même. A la fin du livre, le comte, à force de régler le leur à ses ennemis, se dit qu’il a outrepassé le droit de la vengeance. Il était temps. Il repart alors en Orient avec Haydée, la fille du pacha de Janina, qui lui a permis de confondre le traître Morcerf, l’homme qui lui avait pris sa fiancée Mercedes.
La rêverie érotique, au XIXe siècle, conduit souvent vers un Orient sublimé, antithèse absolue d’un monde petit-bourgeois, putassier et affairiste. Cette fin voulue par Dumas, où la vie et la sensualité reprennent le dessus, donne son relief à toute l’histoire. La dernière image est celle d’une voile qui invite au voyage : la goélette du comte disparaît à l’horizon.
De ce point de vue, il est intéressant de comparer le texte de Dumas et la fin réécrite par Didier Decoin en 2001 pour la télévision, avec Gérard Depardieu dans le rôle principal. Dans ce remake infidèle, Monte-Cristo abandonne ses biens et retrouve Mercedes, l’amour perdu de sa jeunesse, dans une calanque près de Marseille. La vie va recommencer comme si rien ne s’était passé : « On ne part plus. » Par là, le scénario se rapproche de celui de La Dernière Tentation du Christ de Scorsese, mais, cette fois, le Christ a cédé à la tentation de redevenir comme tout le monde. C’est une fin « psy-chothérapique », conforme à l’air du temps, où la vengeance grandiose s’efface pour laisser place au pardon et au bonheur paisible : un petit cabanon grand comme un mouchoir de poche. La variation « psychothérapique » de Didier Decoin aplatit le mythe, mais elle nous renvoie à une réalité psychologique : le complexe de Jésus-Christ est lourd à porter et il faut savoir se défaire de ce fardeau. C’est une des manières de sortir du scénario, mais par le bas.
La sortie par le haut de l’histoire originale de Monte-Cristo illustre aussi une des fonctions du mythe littéraire : tenir une revanche sur la vie par l’intermédiaire d’un héros vengeur. N’est pas Monte- Cristo qui veut. Vivre les émotions du comte par procuration est cathartique pour tous ceux qui ne peuvent se venger dans la réalité. Les mythes sont parfois plus psychothérapiques que les psys. La promesse de salut étemel dans un paradis où les premiers seront les derniers a longtemps fonctionné comme mythe psychothérapique.
La promesse de lendemains qui chantent sur terre, aussi. Depuis que ces idéaux se sont estompés, les cabinets des psys sont pleins.
Au fond, quelle est la véritable morale de l’histoire de Monte- Cristo ? Un ouvrage aussi lu dans le monde ne peut que renfermer un message fort. Dumas semble bien nous dire que nous pouvons tranquillement partir sur notre goélette avec Haydée, mais à condition d’avoir réglé énergiquement nos comptes en ce bas monde
ce qui est, quand on y réfléchit, plus difficile que d’attendre la justice divine ou la fin de l’Histoire. La valorisation irrévérencieuse du bonheur personnel à la fin du roman n’est pas toujours perceptible, tant l’auteur est habile à mettre de son côté la morale de son temps. Sans doute par peur de la censure, il termine très chrétiennement en faisant appel à Dieu. Avant de partir, Monte-Cristo laisse à ses amis une lettre où il écrit que « toute la sagesse humaine tient en deux mots : attendre et espérer ». Il vient pourtant, durant les quelque 1 500 pages du livre, de faire exactement le contraire, puisqu’il n’a pas cessé de se battre pour survivre et confondre ses ennemis…
La capacité de rebondir n’a rien à voir avec la résignation. Monte-Cristo est bien un mythe moderne, dont le thème central est la résilience, la survie et le bonheur. Il est à l’opposé du Christ programmé par Dieu. Il est donc au sens propre l’Antéchrist, son inverse. Après avoir été le metteur en scène de la vie des autres, amis ou ennemis, il devient, enfin, le maître de sa propre destinée.
Deux solutions au schéma d’infériorité:
En rapprochant ces deux histoires, il est possible d’isoler une série d’oppositions qui font fonctionner le récit. Ce sont deux systèmes de croyances qui font agir les hommes tous les jours. J’utiliserai ici le terme de mythe pour rendre compte à la fois de la psychologie individuelle et de la dimension collective qu’il exprime.
Le mythe de Jésus-Christ:
Il consiste à vouloir racheter tous les péchés du monde et à faire régner la justice. Le Christ se venge en étendant son empire sur le monde au nom de Dieu. En termes de psychologie cognitive, le mythe parcourt le schéma d’infériorité d’une extrémité à l’autre. Il va de l’infériorité réelle au triomphe. Le prix à payer est la Croix.
Le mythe de Monte-Cristo:
Il consiste à triompher du destin et à trouver le bonheur personnel en ce monde. Le mythe va de l’infériorité réelle à la supériorité réelle : le dépassement de soi conduit au bonheur. Il s’agit aussi d’une théorie individualiste teintée d’anarchisme aristocratique. Monte-Cristo est tellement seul qu’il doit se démultiplier en plusieurs personnages. Le prix à payer est la prison qui permet de renaître ailleurs, sous une autre identité, avant de trouver une autre voie.
Le dernier message de Monte-Cristo:
Sur les quais du Vieux Port de Marseille, où je cherchais vainement une bouillabaisse acceptable, j’ai rencontré le comte de Monte-Cristo. Il semblait pressé. Tout en tirant sur le cigare qui porte son nom, il m’a dit : « Tous mes comptes sont réglés ici ; je pars vers l’Orient, ma goélette et Haydée m’attendent. » Puis il s’est retourné vers moi et m’a tendu une lettre en me disant : « Je suis trop pressé, pour m’attarder dans ce monde de vanités, faites donc passer le message. » Et, alors que la voile blanche, grande comme l’aile d’un goéland, croisait une dernière fois l’île du château d’If, avant de disparaître pour toujours à l’horizon, j’ai lu la dernière lettre de Monte-Cristo. Elle portait cette simple phrase : « Toute la sagesse du monde tient en ces deux mots : agir et espérer. »