Trahison de soi et scénario de vie
Le sentiment de trahison de soi renvoie à l’impression de n’avoir pas su réaliser un idéal personnel. Il peut correspondre également à la perception qu’une partie de soi reste dans l’ombre, ou bien résulter de l’idée que ses propres contradictions personnelles n’ont pas de solution. Parfois, ce sont les circonstances qui sont à l’origine de la trahison de soi, comme lorsque les autres forcent quelqu’un à se renier et à falsifier sa vie et son identité. Dans tous les cas, il en résulte une série d’émotions pénibles, émotions que l’on trouve souvent à l’orée d’une consultation : la demande de thérapie correspond alors à la recherche d’un soi plus authentique et à l’envie de sortir d’un scénario de vie insatisfaisant.
Les scénarios de vie:
Un psychothérapeute tient le bureau des rêves perdus et tente de mettre en forme les histoires qu’on lui raconte dans le désordre.
En cherchant à mettre en forme les histoires de mes patients j’ai développé la notion de scénario de vie, Un scénario de vie correspond à un récit autobiographique dont le narrateur dirait : « Je fais toujours la même chose, je ne peux pas m’en empêcher, mais ça ne me convient pas. » Ce qui recoupe un fait connu de tous les psychothérapeutes : les patients que nous recevons reproduisent des relations qui ne leur sont pas favorables et qui les entraînent dans une spirale d’échecs, et ils s’en rendent plus ou moins compte.
Si chacun aime s’imaginer un destin singulier, il faut bien reconnaître le nombre et l’importance des similitudes entre tous ces récits, dont on peut d’ailleurs dresser une typologie. Il ne faut pas s’en étonner, car les types de personnalités sont limités et les interactions possibles entre ces différents types de personnalités également. En outre, n’importe quelle personnalité ne restera pas en contact avec n’importe quelle autre : les choix relationnels sont, eux aussi, réduits.
« J’ai déjà vu jouer le film »
Dans le domaine du film psychologique, les remakes sont encore plus flagrants : souvent, le remake est un remake de remake, lui-même remake d’un roman, lui-même remake d’un fait divers.
Un thérapeute expérimenté est donc quelqu’un qui est capable de retrouver le code d’une histoire, puisqu’il l’a forcément déjà entendue, lue, vue ou rencontrée dans sa propre vie. Comme dit l’expression populaire : « Il a déjà vu jouer le film. »
Le retour de Julien et le départ de Lucien : trois remakes de Stendhal
Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, monte à Paris pour réussir, mais alors qu’il est sur le point d’y arriver, il revient en province pour tuer son ancienne maîtresse, Madame de Rénal, qui l’a trahi en dénonçant sa duplicité. Il exprimera sa vérité avant d’être guillotiné : il hait la société dont il a grimpé les échelons par tous les moyens, y compris en mettant enceinte la fille de son « patron », le puissant marquis de la Mole. Dans ce roman, le héros rencontre en même temps la mort et sa vérité.
Ce scénario a été repris plusieurs fois. En particulier dans un roman de l’écrivain américain Théodore Dreiser, An American Tragedy, adapté au cinéma par Georges Stevens sous le titre Une place au soleil (1951). Ce film oscarisé a pour vedette Elizabeth Taylor et Montgomery Clift. Cette fois, l’ascension et la chute se déroulent dans le milieu industriel de l’Amérique du début du xxe siècle. Madame de Rénal est remplacée par une maîtresse enceinte, hum¬ble ouvrière que l’ambitieux tue pour épouser une riche héritière. Le héros ira à la chaise électrique après une leçon de morale implaca¬ble administrée par sa propre mère. Dreiser s’est, consciemment ou non, inspiré de l’intrigue de Stendhal, laquelle se fondait elle-même sur un fait divers qui avait eu lieu à Grenoble.
On peut opposer à cette fin tragique le happy end d’un autre roman de Stendhal, Lucien Leuwen, où le héros, débarrassé de l’héritage de son père qui est ruiné, quitte Nancy et sa captivante maîtresse Madame de Chasteller, puis Paris, pour partir seul vers l’Italie et une vie nouvelle. Les années de formation sont terminées : une image de soi cohérente et un « soi » plus conscient, libéré du passé, sont désormais en place.
Dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel part de sa province pour y revenir et mourir : le temps est circulaire. Cette même circularité se retrouve dans la saga norvégienne Peer Gynt, ou le héros revient mourir dans les bras de sa fiancée Solveig. Ou encore dans le mythe d’Ulysse qui retrouve Ithaque et Pénélope. À l’inverse de ces scénarios circulaires de dépendance, Lucien Leuwen se termine sur une fin et un temps ouverts avec un héros toujours vivant. Le lecteur ne peut l’imaginer mort : il est toujours en chemin. Vue ainsi, l’histoire de Julien Sorel n’est que l’autre extrémité d’un schéma cognitif : celui qui va de la dépendance à l’indépendance. Julien, trop dépendant de ses premières amours, meurt décapité, alors que Lucien s’en va libre. On ne peut lire en fait Le Rouge et le Noir que par rapport à son double inversé Lucien Leuwen deux pôles sans doute de la personnalité de Stendhal.