Les Temps Postmodernes
Sept histoires… parmi des milliers d’autres .Il ne s’agit que de sept histoires, mais nous aurions pu en conter dix, cinquante, cent, mille et plus. Aujourd’hui, la souffrance psychique est partout dans le monde du travail, elle est devenue pour un nombre grandissant de salariés une déjà vieille compagne qu’il faut supporter, tant qu’on le peut. Les cinq premières sont des histoires d’entreprises.
IBM, d’abord, parce que la « Compagnie » fait partie de ce que le sociologue américain Richard Sennett appelle « les sociétés de l’arête tranchante », c’est-à-dire celles qui ont fait de la flexibilité leur manière de vivre et du court terme leur philosophie, qui se méfient du métier, lui préférant le potentiel et les compétences, et qui, au final, n’ont ni états d’âme ni problèmes éthiques. Bien sûr, IBM est une vieille firme, contrairement à celles de l’arête tranchante les start-up de la Silicon Valley, par exemple), mais elle a su prendre place parmi elles. Pour beaucoup de managers, elle constitue un modèle et représente le monde tel qu’ils en rêvent.
ECCE, c’est un univers différent, dont on parle peu finalement, celui de ces entreprises industrielles plus traditionnelles qui ont, pendant des décennies, fait vivre des régions entières qu’elles quittent aujourd’hui pour aller s’installer en Chine ou Inde. Elles laissent derrière elles des souffrances insoupçonnées, des vies brisées, des régions désertifiées, une jeunesse ‘ des hommes et des femmes dont la douleur n’Intéresse à peu près personne, dont on ne parle pas en tout cas. ou furtivement le jour où la fermeture est annoncée : des visages lit le désespoir, parfois un reste de colère, qui disparaissent de l’écran aussi vite qu’ils sont apparus. ECCE, c’est l’histoire d’une classe ouvrière maltraitée, méprisée, oubliée. C’est aussi des histoires de femmes, de travailleuses qui ont consacré leur vie à leur usine, pour nourrir leur famille, pour vivre dans la dignité, et que l’on a humiliées.
France Télécom, c’est un peu comme IBM , il est désormais de notoriété publique qu’il s’agit d’une «sale boîte» pour ce qui concerne la souffrance au travail. L’histoire, racontée autour de quelques salariés, est intéressante parce qu’il s’agit de l’histoire d’un bradage. Bradage du service public. Bradage des savoir-faire et des compétences. Bradage du sens que ses salariés donnaient à leur travail. Au final, un gâchis extraordinaire, humain mais aussi culturel. En quelques années, on a transformé une entreprise « ayant su équiper le pays », comme dit l’un des témoins, en « machine à cash ». Pour cela on a jeté par-dessus bord le métier, l’éthique, le service public, la santé des salariés.
La Boîte, que l’on appellera ainsi pour parler d’elle sans la nommer, est l’un des plus gros laboratoires pharmaceutiques au monde. 11 s’agit, avec le témoignage d’un homme extraordinaire d’intelligence et de lucidité, d’un regard sur les transformations qui depuis une quinzaine d’années, avec la prise de pouvoir des actionnaires, secouent les entreprises. On y voit la remise en cause d’une culture, non pas de service public comme chez France Télécom, mais du métier, du travail bien fait, de l’attachement à l’entreprise, de l’engagement personnel. On y voit comment une société policée est devenue, en quelques mois, un lieu ou régnent l’arbitraire, le mépris et ce qui s’apparente de plus en plus à une véritable loi de la jungle.
Peugeot. Le témoignage des syndicalistes de l’usine de Mulhouse nous fait revenir à la classe ouvrière. Il nous montre, concrètement, comment, depuis les années 70, le patronat a su changer son fusil d’épaule pour résoudre les problèmes de productivité qu’il rencontrait à l’époque – problèmes souvent liés au refus du taylorisme par les salariés -, comment il a su «épouser» les aspirations à l’autonomie et l’épanouissement au travail, pour aggraver, dans des proportions inédites, l’exploitation.
Chez Peugeot, jadis, il y avait un «syndicat» maison qui avait pour particularité d’exercer la violence contre les syndicalistes authentiques et dont les adhérents étaient souvent des nervis. Aujourd’hui, cette officine n’existe plus, la direction de l’entreprise n’en a plus besoin. La classe ouvrière a été matée par d’autres moyens, plus efficaces et surtout moins visibles.Les deux derniers témoignages sont des histoires personnelles.
La première, celle de Marianne – qu’elle soit ici remerciée pour nous l’avoir contée -, raconte l’itinéraire d’une femme à qui l’avenir devait forcément sourire, parce qu’elle avait des diplômes, parce qu’elle avait du talent, parce qu’elle avait du courage. Sa trajectoire est emblématique du mépris dans lequel le système qui est le nôtre tient les êtres humains aujourd’hui. Il illustre cette constatation terrible mais simple : les individus n’ont plus aucune importance. L’histoire de Marianne, c’est aussi ce que tous nous craignons, pour nous-mêmes ou pour nos proches. C’est l’illustration de ce qui nous fait peur et nous empêche, au fond, de réagir.
Il y a enfin l’histoire de René, chômeur de longue durée – qu’il soit également remercié. Elle est tout aussi émouvante. René était syndicaliste et sa trajectoire nous montre que, dans ce pays, il existe une répression masquée – souvent individuelle – mais réelle contre ceux qui refusent de se plier à la norme. L’histoire de René, c’est aussi celle des chômeurs aujourd’hui, rejetés, méprisés, exclus, honteusement soupçonnés de ne pas «vouloir travailler», considérés par le système comme des inutiles, et qui vivent pour cela dans une terrible souffrance. L’histoire de René est celle d’un homme digne.
Nous aurions pu multiplier les exemples, aller dans les écoles prendre la mesure de la souffrance des enseignants, dans les hôpitaux, à l’ANPE, dans les banques, dans les collectivités locales, chez les artisans ou les PME devenus simples sous-traitants des grands groupes… Il n’y avait, hélas, que l’embarras du choix…