Les paradoxes de la globalisation
Notre époque voit un désordre nouveau remplacer peu à peu un univers en apparence stable. Cette mutation stimule l’anxiété concernant le « soi ». À un monde fixe où Dieu, les hommes et les lois qui les dirigent étaient à leur place, se substitue un espace flou où chacun a l’impression à la fois d’être libre et sans limites, tout en étant manipulé par des forces qui le dépassent. Ce paradoxe a un effet d’autant plus pernicieux qu’il s’exerce dans une relation de pouvoir qui empêche de le décoder et surtout d’y échapper, car s’y soustraire revient souvent à se placer en dehors du cercle magique de l’économie de marché.
Il est possible ainsi d’isoler une douzaine de contradictions qui sont à la base du pessimisme ambiant. Celles-ci reflètent l’écart entre le développement scientifique et technique et l’usage qui en est fait, entre le surdéveloppement des sciences et des techniques et le sous-développement de la sagesse et de l’art de vivre. Ces contradictions se formulent dans des énoncés qui affirment un idéal et le nient aussitôt. Voici une anthologie des plus actuelles.
Douze paradoxes quotidiens:
1. « Vous êtes libre, mais vous n’en avez pas les moyens. »
2. « La créativité est essentielle pour l’humanité, mais plus l’humanité avance, plus la bureaucratie tient le pouvoir. »
3. « Vous êtes libre, mais vous faites ce que l’on vous dit de faire. »
4. « La personne humaine est la valeur suprême, mais d’autres impératifs passent avant (la société, la mondialisation, etc.). »
5. « La vérité et la justice sont fondamentales, mais il vaut mieux y renoncer. »
6. « La société est faite d’égaux, mais si on n’est pas au-dessus, on n’est presque rien. »
7. « La société est là pour protéger les faibles, mais les faibles doivent d’abord s’aider eux-mêmes. »
8. « La science peut tout, mais son utilisation conduit à des catastrophes écologiques. »
9. « La religion est là pour rassembler les gens, mais elle les conduit à se détester. »
10. « La violence est sans issue, mais mieux vaut écraser les autres que s’écraser. »
11. « Les apparences sont trompeuses, mais mieux vaut paraître que n’être rien. »
12. « La société est sortie de la jungle, mais elle y retourne avec le progrès. »
De nombreuses autres situations paradoxales sont vécues au quotidien. Un employeur demande une expérience professionnelle pour obtenir un travail, alors que le demandeur d’emploi demande un travail pour avoir une expérience professionnelle. On demande d’accroître la qualité des soins dans les hôpitaux tout en diminuant le temps de travail, le nombre des soignants et en augmentant le poids du travail administratif. D’où notamment le départ des psychiatres vers le secteur privé, l’exil des chercheurs français en psychiatrie vers l’Eldorado des pays plus dynamiques ou encore des défections pour l’univers féerique et impitoyable des firmes pharmaceutiques. Une telle situation appauvrit globalement le service public. Bientôt Molière risque d’avoir raison : il vaudra mieux mourir selon les règles du système de soins que de survivre contre lui. Autre situation paradoxale très fréquente dans les secteurs dits sensibles : la dissociation entre les lois, les règlements et leur application. C’est notamment l’histoire d’Aline, écoutons-la.
Le règlement et son contraire : Aline et son bus:
Aline est chauffeuse de bus. Elle a subi plusieurs agressions. Une fois sa porte a été cassée à coups de batte de base-bail. Une autre fois, elle a reçu des crachats en plus des insultes habituelles. Elle s’en est bien sortie et a été capable de prendre de la distance. Aujourd’hui, la mesure est comble. Sur sa ligne, de jeunes passagers s’en prennent à elle, car elle applique le règlement qui dit de ne pas attendre les retardataires qui arrivent de loin et de ne pas arrêter le bus chaque fois que quelqu’un le demande. D’ailleurs, si elle arrête le bus en dehors des arrêts réglementaires, elle est responsable des accidents qui pourraient en résulter. Aline a beau faire quelques exceptions, ces jeunes passagers lui ont dit qu’ils auraient sa peau et ils se relaient pour l’insulter et la menacer. Dans l’entreprise, on lui a répondu qu’elle était « trop rigide psychologique¬ment ». En fait, Aline est surtout une personne qui a eu une histoire personnelle difficile, ce qui l’a rendue plus sensible aux situations de violence et d’injustice. Placée sous la contrainte d’avoir à appliquer un règlement et son contraire, elle ne peut que s’arrêter de travailler, car elle est en train de développer une réaction de stress post-traumatique.
Devant cette histoire, malheureusement banale, on pense au film Catch-22 de Mike Nichols (1970), tiré d’un roman de Joseph Heller. Il raconte sur un mode burlesque l’histoire d’une esca¬drille de pilotes américains durant la Seconde Guerre mondiale.
Le supposé « article 22 » du code militaire qui donne son nom au film s’énonce ainsi : « Les fous ne peuvent pas faire la guerre et doivent être réformés, mais comme il faut être fou pour prendre le risque de se faire tuer, les fous seront donc envoyés à la guerre. »
Trois solutions aux tensions paradoxales:
Trois solutions principales sont utilisées spontanément pour résoudre les tensions paradoxales actuelles. En cas d’échec, elles conduisent, assez souvent, chez le psy.
La solution dépressive:
Agir ou ne pas agir, appliquer les règles ou ne pas les appliquer, revient au même. En conséquence : autant ne rien faire. C’est une situation qui a été baptisée « impuissance apprise » ou « résignation apprise » en psychologie expérimentale. Elle est très fréquemment à l’origine de réactions de stress et de dépression. De nombreuses études ont montré que ce style cognitif négatif face à l’échec permettait de prédire le déclenchement d’un état dépressif en cas d’événements négatifs incontrôlables induisant de l’anxiété. Inversement, un style cognitif optimiste préalable immunise contre la dépression, car le sentiment de contrôle personnel sur sa vie est conservé. La résilience serait donc la résultante à la fois de l’intensité des événements vécus et de traits de personnalité.
Le repli sur soi et l’égolité:
Le développement de l’égocentrisme comme valeur essentielle de la société actuelle est une constatation banale. La généralisation des attitudes psychothérapiques et la mise en spectacle de la
souffrance psychologique dans les médias en sont des symptômes, tout comme la multiplication des slogans faussement personnels. « Plus pour vous… Plus près de vous… Only y ou… Vous qui êtes différent… Vous qui êtes unique, l’unique… Vous qui êtes un autre… Personne ne passera plus sans vous voir… » Le culte du moi que j’appellerai 1’« égolité » est le propre de la culture du narcissisme qui émerge dans les années I96010. Dans la mesure où l’action collective, ou la notion même d’intérêt général, décline, le culte du moi et le repli sur soi prennent le pouvoir. Ce culte peut trouver une de ses issues dans la psychothérapie. Le boom des psychothérapies de tous types dans les années 1960-1970 aux Etats-Unis en témoigne : il a correspondu à la libération du corset puritain de l’après-guerre et s’est traduit dans divers mouvements de thérapies dites californiennes. On a parlé alors de la Me Génération. Cette vogue a atteint notre pays une vingtaine d’années plus tard.
L’égocentrisme est une manière de redonner une cohérence à un monde qui n’en a plus. Devant une situation paradoxale, le citoyen peut se mettre, lui aussi, à agir de manière paradoxale et humoristique. Sa maxime favorite pourrait être celle de Joseph Prud’homme : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie, il m’a été donné pour défendre les institutions et au besoin pour les combattre. » Le « chacun pour soi » est une manière de résoudre les para-doxes par l’anarchisme individualiste. Le monde est peut-être sans foi, ni loi, mais il n’est pas sans moi. Que reste-t-il de soi ? Des numéros : de cartes de crédit de portable, de Sécurité sociale, un chiffre dans des bases de données, souvent vendues à des agences de marketing. Et si l’engouement pour la psychothérapie était la revanche des numéros ?
La solution agressive et la recherche d’identité:
Plus la société avance, plus la bureaucratie sous toutes ses formes augmente et plus la violence s’accroît ; plus la violence s’accroît et plus la bureaucratie trouve de justifications. L’impulsivité des uns répond au contrôle des autres, si bien que les deux camps, avec des règles du jeu aussi différentes, ne peuvent plus que se rencontrer dans la haine. Les phénomènes de terrorisme, tout comme ceux des gangs de rue, aboutissent à créer une identité nouvelle qui se forge dans la violence en commun contre un autre groupe, une autre classe sociale, un autre pays, une autre religion. Si l’on examine l’attentat contre les Twin Towers du 11 septembre 2001, on peut observer que ce sont des bureaux, et la bureaucratie qui ont été attaqués en priorité. Un officiel américain a fait observer que cet attentat était « low in technology, but high in concept » (« d’une technologie faible, mais d’une conception élevée »). On ne peut définir mieux la créativité, même si, en l’occurrence, elle est perverse. La réciproque est vraie : la bureaucratie d’État et la bureaucratie économique privée font preuve d’une technologie élevée, mais leur rendement en concepts novateurs est faible.
La dérive de l’imagination et de la créativité dans la violence, virtuelle ou réelle, est une des marques de notre époque. Dans la mesure où un nombre important d’individus sont dans une situation d’échec qu’ils jugent sans issue, la violence et la délinquance deviennent une stratégie d’adaptation et de lutte antidépressive permettant une nouvelle identité, héroïque et défiant le système.
Cette nouvelle donne aboutit à créer d’une part des victimes que les psys doivent traiter et, d’autre part, des agresseurs qu’ils doivent également examiner et qu’on leur donne parfois à traiter, alors qu’aucune étude sérieuse n’a encore prouvé que la psychiatrie était à même de soigner les comportements antisociaux les plus graves. La société se décharge sur les psys de ses problèmes et fait ainsi l’économie d’un examen critique de ses fins et de ses moyens, examen qui pourrait conduire à la définition d’une réponse sociale adéquate.