Les images de soi
Ego et soi, Ils sont rarement définis de la même manière par ceux qui les emploient et qui sont légion. Tentons donc de les clarifier à partir des données de la psychologie cognitive.
— L’ego, ou la personne en action. On peut définir « ego » comme l’ensemble des processus actifs qui maintiennent la cohérence d’une personne. Ils correspondent à des mécanismes adaptatifs. La pensée, la mémoire et les différentes modalités de traitement de l’information en font partie. Ces processus permettent de sélectionner les stimuli, de les traiter et d’y répondre. Les mécanismes d’adaptation au stress font ainsi partie de l’ego. La crise de l’ego que nous évoquions dans le premier chapitre de cet ouvrage est ainsi une crise de l’adaptation individuelle aux circonstances sociales et économiques actuelles. Elle est d’autant plus grave que l’image que nous avons de nous-même est négative.
— Le soi, ou l’image qu’un individu a de lui-même. Le concept de soi (self-concept) correspond à l’image que nous avons de nous- même et également à la manière dont nous interprétons cette image. Toutefois, le soi a une particularité : son image est stable et unifiée, elle correspond à notre identité individuelle. Le concept de soi est donc l’ensemble des images qui permettent à un individu de se percevoir globalement comme une personne unique. Il constitue le point d’arrivée du développement de la personnalité, mais, surtout, il représente la perception subjective et l’image qu’un sujet a de lui-même. De façon générale, une demande de psychothérapie correspond toujours à une image de soi défaillante, même si la perception de ce déficit ne correspond pas à la réalité. Il ne faut donc pas s’étonner si, quel que soit le motif de consultation, les scores obtenus aux échelles mesurant la dépression sont élevés et s’améliorent si la thérapie a été efficace.
Entre soi:
Plusieurs modèles théoriques ont cherché à préciser les limites du soi. Ce sont nos actes plutôt que nos pensées qui nous définissent comme individus. Nos gestes, nos paroles, nos mimiques et l’expression physique de nos émotions nous représentent et traduisent nos pensées et nos arrière-pensées, puisque les processus inconscients du traitement de l’information ne sont pas observables directement. Deux éléments sont particulièrement importants pour le soi « adaptatif » :
— La valeur de soi, qui correspond au sens de la réussite personnelle et s’accompagne de la sensation globale que la vie, présente et passée, s’est traduite par une évolution positive et, donc, d’une estime de soi élevée.
— Le style de vie, qui fait référence aux différentes manières de décrire sa vie avec un sentiment de satisfaction ou de frustration. Il est évident que nous sommes là en pleine interprétation subjective et que l’attribution d’une valeur au style de vie s’effectue, le plus souvent, en dehors de tout contexte « réaliste ».
Le syndrome de l’Hôtel du Mord:
« — Mon existence n’est pas une vie… Si tu crois que ma vie est une existence… » Ce fameux dialogue entre Jouvet et Arletty dans Hôtel du Nord de Camé (1938) met en mots et en musique une des impasses psychologiques pour lesquelles on vient souvent voir un psy. Dans ces cas-là, l’ennui de soi et le dégoût de la vie sont souvent mis en avant. Ou alors c’est la sensation de vie vide, ou encore l’impression d’être « vidé de tout ». Le « syndrome de l’Hôtel du Nord » atteint toutes les couches de la société. Souvent enviées par les passants, les façades bourgeoises des villes cachent, elles aussi, des misères psychologiques qui feraient sourire les plus démunis. Comme les deux héros du film de Carné, chacun voudrait changer d’atmosphère, mais comme on part toujours avec soi, finalement, « on ne part plus ». Ce leitmotiv, emprunté à Rimbaud, revient une dizaine de fois dans le film.
Hôtel du Nord commence par un suicide manqué, celui de deux amants, qui ressemble à un meurtre, il se termine sur un meurtre qui est en fait un suicide, celui de Monsieur Edmond, maquereau honteux et « balance » dépressive, qui veut changer d’atmosphère, mais il n’y parvient pas. Les deux survivants du suicide manqué du début du film auront-ils un sort meilleur après avoir quitté l’Hôtel du Nord ? On peut en douter… Pourtant, ce n’est là qu’un des pôles du scénario, le pôle dépressif et sombre. À l’autre extrême, il y a la vie joyeuse, la gouaille, la gaieté des autres locataires de ce sympathique hôtel dont l’histoire se termine par un mémorable bai du 14 juillet. On oublie alors la mélancolie profonde du film, pour ne se souvenir que de la vitalité des personnages qui prennent la vie du bon côté. En passant le long du canal Saint- Martin, chacun peut voir le véritable Hôtel du Nord. C’est aujourd’hui un monument classé, bonne métaphore architecturale de noire condition humaine.
Sortir de soi:
Comment cette image peut-elle se modifier au cours d’une thérapie ? Examinons quelques méthodes proposées par les thérapies comportementales et cognitives.
L’affirmation de soi:
Une grande partie des relations humaines se joue dans des rapports de domination et de soumission, phénomène qui intéresse tout autant le psychologue que le sociologue. La notion d’affirmation de soi est née de cette constatation dans les années 1970 et s’ancre dans une conception démocratique des relations humaines. Les groupes d’affirmation de soi ont été utilisés, non seulement pour les patients présentant une anxiété sociale importante, mais aussi pour des personnes qui avaient simplement besoin de faire face à la violence sociale, aux préjugés et à la discrimination les femmes ou les minorités ethniques aux États-Unis.
Les groupes d’affirmation de soi utilisent pour méthode principale le jeu de rôle, lequel permet la répétition des situations sociales mal vécues, dans le dessein de développer un système de croyances positives et de comportements favorisant l’expression de sa personnalité.
Le manque d’affirmation de soi peut avoir été appris dans l’enfance du fait de l’attitude de l’entourage familial ou social qui a réprimé la libre expression des émotions. Il est aussi possible que les réactions d’affirmation de soi, l’expression de la colère ou de l’amour, n’aient jamais été apprises. La survenue d’une catastrophe sociale peut enfin jouer un rôle déterminant. Ainsi, l’échec lors d’une interrogation à l’école, une anomalie physique ou un statut d’infériorité sociale qui livre un enfant à la risée de ses pairs peuvent constituer des éléments biographiques décisifs pour un futur anxieux social. Attention toutefois aux conclusions hâtives : le concept d’affirmation de soi reste une notion relative. Trois facteurs doivent toujours être pris en compte pour définir le caractère affirmé ou non d’un comportement. Il s’agit de la description du comportement verbal et non verbal, de l’intention du sujet qui s’affirme et du contexte social dans lequel le comportement a lieu.
L’effet « antidépresseur » des groupes d’affirmation de soi a été depuis longtemps remarqué et utilisé pour le traitement des états dépressifs. Cet effet résulte sans doute du renforcement provenant des interactions avec les autres participants et avec les thérapeutes qui sont très actifs. L’effet de réduction de l’angoisse par exposition répétée, parce qu’il conduit à la maîtrise de certaines situations sociales, peut, lui aussi, expliquer les résultats.
Ni passif ni agressif:
Dans leur travail pionnier, Alberti et Emmons définissent l’affirmation de soi de la façon suivante : « C’est un comportement qui permet à une personne d’agir au mieux dans son intérêt, de défendre son point de vue sans anxiété exagérée, d’exprimer avec sincérité et aisance ses sentiments et d’exercer ses droits sans dénier celui des autres. » S’affirmer n’est donc pas purement s’opposer et chercher par tous les moyens à obtenir ce que l’on souhaite ; c’est aussi savoir exprimer des sentiments positifs, savoir transiger et savoir battre en retraite quand il n’y a pas d’autre solution. Il ne faut donc pas confondre, comme on le fait encore trop souvent, l’affirmation de soi avec le développement d’un comportement agressif. Ni passif ni agressif, le comportement affirmé doit rester positif, et pour soi et pour les autres.
La perception de son corps:
Après s’être focalisés sur le rôle de la réduction de l’anxiété par l’exposition aux situations redoutées, de nombreux chercheurs ont souligné l’importance des facteurs cognitifs dans le développement de l’affirmation de soi. Un anxieux social (ou phobique social) se voit en effet comme l’objet de l’attention malveillante des autres et il se sent suivi par le regard critique d’autrui.
Les effets d’une thérapie de groupe sur l’affirmation de soi, le concept de soi et sur l’image corporelle ont été analysés dans une étude pilote effectuée par mon équipe. L’objectif était de voir si les sujets traités par l’affirmation de soi augmentaient, en même temps que leur degré d’affirmation de soi, la perception inconsciente de leur image corporelle. Du fait qu’une grande partie du travail en affirmation de soi est fondée sur le développement de la communication non verbale et que les plaintes des sujets sont souvent corporelles et correspondent à une représentation du corps dévalorisée, un tel traitement devait revaloriser, dans notre hypothèse, l’image corporelle.
Le différenciateur sémantique a été utilisé pour procéder à ces évaluations. La méthode consistait à donner une note à des paires d’adjectifs opposés mesurant un concept spécifique. Cinq concepts clés (moi-même, mon corps, ma voix, mes gestes, mon regard) et un concept contrôle neutre (une table) avaient été sélectionnés et onze paires d’adjectifs à évaluer ont été utilisées pour chacun d’eux.
Quand on a comparé les patients avant et après traitement, on a pu constater que le groupe de sujets avait augmenté significativement son score sur une échelle mesurant l’affirmation de soi. Parallèlement, l’analyse statistique a montré que le différenciateur sémantique évoluait encore après le traitement. Les patients percevaient leur corps comme plus actif et plus fort, mais aussi plus dangereux et insécurisant. Le suivi a confirmé ces résultats un an après le début du traitement.