L'enfant et sa mère:Sucer, téter, incorporer
Nous nous proposons d’aborder maintenant ce qui est habituellement envisagé à pvnr du concept d’incorporation et de l’aborder par la formule : sucer et téter. Dans la clinique de l’autisme par exemple, la succion paraît être un conditionnement qui peux ne manifester qu’une «mémoire motrice», purement motrice; ce à quoi Lacan faisait peut-être allusion lors qu’il évoquait la jouissance autiste.
Dans la vie quotidienne, ou pendant les séances des cures, le mot peut ne rester jpfau « bout de la langue » ; il est alors ce substitut du téton sucé, substitut que le sujet pnend ne pas pouvoir «recracher», mais qu’il ne veut pas recracher : il est alors ^puissant à énoncer le mot qu’il a pourtant l’intention très explicite de dire. En récurrence, la succion conserve le mot, et l’on ne peut que constater combien dans K cas le mot et le téton du sein se confondent, combien l’un ne va pas sans l’autre,lien le nourrisson se nourrit de paroles au moins autant que de lait. Cette succion je fonction, une fonction tout à fait vitale, que l’on voit aussi à l’œuvre quand le la phrase, ne sont énoncés qu’avec gourmandise, et combien ils font l’objet longue succion avant d’être exprimés : on ne tourne pas n’importe comment fois sa langue dans sa bouche avant de parler !…
Succion-fonction et tétée-fonctionnement
S la succion est une fonction, la tétée suppose par contre le passage au fonctionne- ; passage de la succion en fonction, au fonctionnement d’avaler, fonctionnement la tétée est le mécanisme moteur. La langue courante distingue parfaitement :r et tétée : le pouce peut être sucé, l’on parle de son suçotement et non pas de sa c’est que celle-ci suppose implicitement l’ingestion, suppose que par son méca- quelque chose soit avalé.
De la fonction au fonctionnement
- Le passage dans l’hallucination
Quand le bébé halluciné l’objet d’un désir, son hallucination opère elle aussi ce de la fonction au fonctionnement. Pourtant, rien n’est réellement avalé. En quoi y a–t-il alors passage de la fonction au fonctionnement quand même? En la succion se rapporte à une image réelle, tandis que la tétée incorpore en t l’objet du désirjL’hallucination n’opère donc pas un retour au sein réel,mais un retour imaginaire et illusoire à son image, image qui relance cependant le I procès d’ingestion, le fait d’avaler quelque chose, même et surtout si ce procès n’est I que virtuel car, par cette illusion d’optique, quelque chose de réel en devient envias- I geable, peut en être anticipé. Sans doute le déplacement métonymique trouve-t-il en I cette anticipation sa possibilité. L’hallucination nous apprend donc que ce passage de I la fonction de succion au fonctionnement d’ingérer peut être imaginaire, et non pas I uniquement réel, et que grâce à l’anticipation il peut faire l’objet d’une élaboration« symbolique.
- Les deux temps du fonctionnement d’avaler
Le fonctionnement d’avaler met en œuvre les deux temps de la déglutition : le ] premier qui est volontaire, et le second qui est automatique. Pour comprendre l’arti-1 culation de ces deux temps, penchons-nous sur leur inversion : observons-en le I vomissement, à partir de la clinique de l’anorexique.
L’anorexique
Cette clinique nous montre qu’en rendant le vomissement volontaire, l’anorexique I tend à nier l’automatisme du second temps de la déglutition en l’inversant. En vomis-1 sant, l’anorexique reprend la maîtrise du temps automatique du fonctionnement. I Dans le registre de l’imaginaire, c’est d’un autre corps, d’un autre trajet de la dégluti- I tion qu’il s’agit: il y a au moins une tentative de négation du corps comme! réceptacle, par inversion d’un fonctionnement. Cette reprise de la maîtrise laisse! supposer que l’anorexique en fut d’abord privée : qui donc maîtrisait ce temps auto-1 matique du fonctionnement, avant qu’elle n’en reprenne la maîtrise?
- Sa mère était d’abord maîtresse de ce fonctionnement, elle qui nourrissait, qui I gavait peut-être, mais qui le faisait avec tant de prévenance, tant d’attention et I d’amour… qu’elle a pu se le laisser prendre, comme si elle y tenait peu.
- Mais l’anorexique qui vomit, qui nourrit-il? Nourrit-il imaginairement l’enfant qu’il fut, comme pour dénoncer chez sa mère combien la nourriture qu’il en recevait n’était qu’une nuisance, qu’un déchet immonde? Son étique ne se grossit-elle pas de I ce qui est vomi?
- Ce peut être enfin à la fonction elle-même, que l’anorexique reprend la maîtrise 1 du fonctionnement qui en dépend. C’est une attaque de la fonction. En tout état de ] cause, l’anorexique pour le moins abuse d’un corps sans doute imaginarisé. Symboli-1 quement cependant, la tétée décline le verbe avaler, passage de haut en bas, d’amont I en embouchure, avec tout autant avarice et avidité d’ingurgiter; en d’autres termes,« l’anorexique ne veut pas se laisser déborder par le temps automatique de la dégluti-1 tion : l’anorexique renverse de la sorte le destin de la fonction, en s’assurant la I maîtrise de son fonctionnement, fonctionnement sur lequel l’inconscient ne doit plus pouvoir avoir de prise.
Les destins du fonctionnement
Les mécanismes de la succion. Le fonctionnement aussi a ses destins, et le moindre d’entre eux n’est pas le refoulement. Mais pour essayer de saisir en quoi et comment l’objet et le but relatifs à la succion puis à la tétée, participent au destin du fonctionnement, reportons-nous aux très intéressantes expériences du neurologue André-Thomas. Ce chercheur a beaucoup étudié les mécanismes de la succion chez le nourrisson, et il a constaté que ce n’est pas qu’au mamelon que peuvent s’en prendre les lèvres et la langue : un doigt est-il délicatement appliqué sur l’une des commissures labiales, ou un peu en-dessous, que la lèvre inférieure s’abaisse du même côté, que la bouche s’entr’ouvre, que la langue s’oriente dans le même sens vers le doigt provocateur, et que les mouvements de succion commencent ; si le doigt sc dérobe alors en suivant la joue, la tête tourne vers lui; si le doigt s’arrête, il est süisi entre les lèvres puis sucé. Mais il l’est, dit André-Thomas [1], sans acharnement cl sans conviction. Même à un bébé, on ne fait pas avaler n’importe quoi… Ne répondant pas à ce que le nouveau-né en anticipe, ne procurant aucune satisfaction, le doigt rst sucé sans acharnement et sans conviction.
- L’hypothèse explicative. L’hypothèse explicative qui vient immédiatement à l’esprit, est que le doigt sucé ne répondant pas à ce qui en est attendu — donc anticipé
– (du lait par exemple), il ne procure aucune satisfaction. Une telle hypothèse ne insiste pas à l’expérience, vérifiée même quand le bébé est repu d’avoir tout juste fini île sucer le sein : sollicité par l’expérimentateur, il tète encore, mais sans acharnement et sans conviction; une telle hypothèse ne résiste pas non plus à la constatation i|iie le nouveau-né ne rejette pas le doigt ni ne s’en détourne de la tête, alors pourtant ne le trouve pas à son goût : il le suce; elle ne résiste pas enfin au fait qu’une excitation, appliquée loin de la commissure des lèvres (sur le front par exemple), l’ioduit aussitôt les mêmes effets, lesquels s’accélèrent à un extraordinaire degré de vitesse, si le déplacement digital loin des lèvres se fait de plus en plus rapide.
( ‘omment s’explique alors ce qu’André-Thomas nomme «la continuité de l’acte»?
- L’anticipation de la satisfaction du fonctionnement. Il ne semble exister qu’une seule explication : la satisfaction anticipée lors de la succion n’est aucunement liée à l’objet proprement dit : elle est due à la tétée et à l’ingestion consécutive. En d’autres lermes, la satisfaction qu’anticipe la fonction à partir de la succion, c’est le passage de cette fonction à son fonctionnement, que les mécanismes moteurs de la tétée puis de l’ingestion manifestent. C’est donc du fonctionnement de la fonction que le nouveau-né, de la succion à la tétée, tire satisfaction, et de rien d’autre. Qu’ultérieu- Itment l’objet du besoin ou de la pulsion puisse, par dérivation du fonctionnement, l’iocurer de la satisfaction, celle-ci ne le devra encore qu’à ce fonctionnement de la lunction dont ces mêmes objets dépendront en en faisant leur étayage.
- L’acharnement et la conviction. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur l’acharnement, où se mêlent pour se conjuguer la rage, la fureur, la haine, le carnage, et qui désignait jadis la mise en appétit des chiens de chasse afin qu’ils ne lâchent pas la proie de leurs dents — comme l’on retrouve bien là, toute l’innocence cannibalique ilu bébé suçant le bon sein maternel… Toutes connotations que l’étymologie du mot conviction soutient et renforce. La qualité du fonctionnement peut bien relever de ces registres, tout comme pourrait en relever l’étiologie de la psychose paranoïaque, ou îles psychoses sociales quand elles sont fratricides.
L’ inscription et l’objet voix
Toutefois, selon qu’il y ait ou non quelque chose à avaler, le fonctionnement n’est h | pus tout à fait le même. Mais la différence relevée, c’est essentiellement à l’inscription I i|u’elle est due. Il n’y a pas d’incorporation — et l’expérience d’André-Thomas le I démontre — si la succion se fait à vide, c’est-à-dire non pas si l’objet est bon ou non,
! mais si elle n’est pas suivie de la tétée. Et dans ce qu’il y a à avaler quand il y a tétée,il faut distinguer l’objet nutritif de l’objet voix. Une fois cette distinction posée, il faut I (avoir que l’objet voix n’est avalé avec le lait nutritif par exemple, que s’il y a succion
- La parole à sucer et téter
Dans l’expérience d’André-Thomas il n’y a probablement pas de refoulement, puisque rien de l’expérience n’est verbalisé à l’enfant : et puis qu’il n’y a pas de mot à téter, il n’y a pas de refoulement de signifiants. C’est la mère qui donne de la parole à sucer et à téter : elle parle ainsi le fonctionnement de la fonction à son nouveau-né ; et ce qui fait signifiance pour lui, c’est ce que sa mère lui décode de la fonction à partir de son fonctionnement. En dehors de toute mémoire, c’est cela qui s’inscrit et qui fail retour, quand de nouveau l’objet se présente, c’est-à dire quand de nouveau il donne satisfaction, par le fonctionnement qu’il permet. En d’autres mots, l’objet retrouvé pour se nourrir ne peut jamais par lui-même redonner la satisfaction de la parole sucée puis tétée à l’origine : il ne peut qu’en relancer la signifiance, et avec elle la satisfaction procurée par le fonctionnement primaire.
- Le moteur des mots
Il y a quelque chose de discriminant, au même titre que par l’audition, dans ce qu’il y a de «moteur» dans ce qui est tété, dans l’incorporation des mots de la mère c’est l’inscription signifiante, soit ce qui reste de ce qui est dit dans ce qui en est tété. L’enfant ne fait pas qu’avaler au demeurant, il lit aussi sur les lèvres de sa mère ; et ce qui fait de la sorte pour lui miroir à la fonction, n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire, mais également de l’ordre du réel. Il y a donc voir-entendre, comme suite ou comme concomitance, à succion-tétée.
Les lèvres engagent le corps
La lecture sur les lèvres, l’enfant en croit ses oreilles ou non. Le visuel est pris dans le moteur du corps propre, l’auditif n’y est pris que par les lèvres de la mère — n’y est donc pris que par le corps de l’Autre. C’est par là que le corps est engagé, et que les lèvres en fond bord. Elles dessinent cet écart par lequel le corps de l’un n’est pas le corps de l’autre, même si et surtout l’un ne peut pas alors aller sans l’autre. La mère peut donner dans le vu par la gestualité, la posture; elle ne donne pas dans le son, sauf par sa bouche. De sorte que le signifiant ne trouve son émergence que de deux façons :
– par le corps engagé dans la parole ;
– par le corps engagé par les mouvements des lèvres de la mère ; il en reste quelque chose dans les syncinésies buccales de l’écriture, par exemple quand l’enfant en écrivant passe sa langue d’un bord à l’autre des lèvres de sa bouche, ouverte pour pouvoir écrire. Par conséquent la lecture sur les lèvres s’embraye sur l’oralité de l’enfant, et participe à la fonction orale : mâcher, mastiquer; acharnement des anorexiques.
L’axe du corps
Dans ces deux émergences du signifiant l’axe du corps est intéressé, et il l’est dans la mesure où il est aussi bien le support de l’auditif que du visuel. Lorsque la motricité est mise à contribution, par répétition dans la parole exigée par la mère, ou lorsque l’enfant rentre dans le langage, il ne peut répéter à l’identique : en ce sens, la langue privée est impossible, et la parole devient œdipienne. Ça ne fait donc jamais bord à bord : il y a toujours dé-bordement.
Elle est obligée d’écouter, pour pouvoir faire de ce qu’elle écoute de la bouche de iimi enlant, le signifiant de ce qui lui manque à elle. En écoutant ainsi, elle peut alors se trouver au lieu du grand Autre sans avoir à prétendre l’être. Si la mère est toute , il s’agit de besoin : elle est ventre affamé de son enfant qui n’a pas d’oreille |htv sa mère. Disons que le besoin a moins tendance à effacer le regard que l’ouïe ; la Ml? est saturée de motricité, motricité essentielle au désir d’emprise (œil – main). en conclure que le sujet qui veut être dans le grand Autre, s’il s’adonne à l’étendre, n’entend rien dire.
- Sucer suppose qu’ont n’avale pas, donc qu’il n’y ait pas de satisfaction de la liun lion par le fonctionnement : il n’y a pas d’acharnement ni de conviction.
- Téter suppose que l’on avale, et que pour cette satisfaction l’on incorpore. Quels sont les effets quant à l’objet voix? Il y a une complète différence entre d’une part, l’objet voix embrayé à l’articulation motrice dans sa dimension phonématique, inté- péc, avalée, passant par le corps, embrayage qui fut au fond le jugement ilmiiibution tel que l’entend Freud; et d’autre part, l’objet voix rapporté visuelle- nicnl au mouvement des lèvres de la mère, objet non intégré sinon comme objet du h’ftiiid ne passant pas par le corps de l’enfant mais par celui de la mère; ici il n’est (Ucstion que d’une représentation de chose : il entend ce qu’il voit. Le statut de la piuole est tout à fait différent dans les deux cas.
Le miroir et son annonce
Dans le miroir, la motricité est normalement en dehors du cadre, mais ce qui y est vu île l’entendu, c’est-à-dire la motricité de la bouche de la mère — motricité que l’on retrouve dans les imitations préconscients — y est vu notamment parce que la h n i e donne davantage sa bouche qui remue à manger à son enfant, que la nourriture qu’elle lui présente directement en bouche : qui n’a observé qu’une mère, donnant à manger à la cuiller à son bambin, donne tout aussi bien sa bouche qui remue et sa put oie à manger à son enfant? Cette motricité de la bouche de la mère fait partie du miroir; et ce qui en est vu dans le miroir est l’après-coup de cette motricité : en ce nt’iis le miroir anticipe l’acte de parole, anticipation qui crée la jubilation. La coordinence- n.il ion psychomotrice par excellence, celle dont l’enfant jubile, celle qui est le |miangon fondamental et signifiant de toute ultérieure coordination, qu’est-ce d’autre i|iic l’acte de parole? Le stade du miroir annonce que l’enfant va parler. Cette coordi- ii,il ion se réduplique dans la syntaxe elle-même : la structure profonde de la phrase i’M elle autre chose que la place de l’anticipation de la langue?
Occurrences dans la direction de la cure
Dans les thérapies analytiques en face à face, la lecture sur la bouche de l’autre est certainement ce qu’il y a de plus archaïque et de plus constant dans le transfert, c’est pour l’analyste commettre une grave erreur, que de ne pas tenir compte de l’oral Duquel le visuel en l’occurrence le reporte.
S’il faut ne rien dire à certains moments, il est recommandé qu’à certaines phases île la cure, l’analyste qui conserve inconsidérément le silence se situe évidemment au lieu de la cavité buccale : il se satisfait de son seul fonctionnement d’avaler la parole de l’autre, qui n’a lui que la succion de ce qu’il énonce pour que la fonction du moi se maintienne. S’il n’en avale rien, il peut toutefois se dire, pour compenser sa désillusion, qu’il est le moi de son analyste, lequel n’existe effectivement que pour autant que de son côté, il se contente du deuxième temps de la déglutition qui lui donne la satisfaction d’avaler.
Si le silence est trop prolongé ou inopportunément maintenu par le psychanalyste, la question qu’il peut se poser est celle de se demander si par son silence, il ne fixe pas son analysant à la fonction du moi, donc à la seule succion.
Conclusion
Sucer n’est pas téter. Nous voyons dans un autre chapitre (sur la fonction et le fonctionnement) que la succion n’est pas seulement la fonction correspondant au fonctionnement de la tétée, mais qu’elle est également ce par quoi se constitue cette instance qu’est le moi; le corps ne se dissocie donc pas de la psyché : il appartient avec elle à une même topique.