Le tout-venant de la souffrance
Elle a pourtant dû, parallèlement, lâcher un peu de lest. IBM France vient en effet de mettre en place un « Programme national de prévention du stress » qui prévoit de former tous les managers afin qu’ils puissent affronter les situations les plus difficiles. Cette formation d’une journée est obligatoire. Elle comporte une présentation de quatre-vingt-dix minutes par le responsable des ressources humaines, qui sensibilise les managers à leur responsabilité dans l’émergence du phénomène, une intervention de quinze minutes de la médecine du travail, et un atelier de cinq heures animé par STIMULUS, un cabinet privé fondé et dirigé par Patrick Légeron, coauteur du rapport sur le stress remis en mars 2008 au ministre du Travail. Tout cela est évidemment très positif, et montre que le silence sur ce sujet commence d’être brisé. On peut tout de même s’interroger sur la démarche de Big Blue, qui semble privilégier uniquement, dans ce programme, la responsabilité personnelle des managers, et donc une vision de la souffrance axée sur le «harcèlement», c’est-à-dire sur la relation individuelle. Ainsi, il suffirait que les managers «prennent conscience» du problème, deviennent soudainement très gentils, pour que celui-ci s’atténue ou disparaisse. Les choses sont pourtant un peu plus compliquées. Comment concilier en effet l’écoute des salariés et le respect de leur personne avec les objectifs toujours plus élevés que fixe la Corp’ ? Cela paraît, sans pessimisme excessif, mission impossible, à moins qu’ IBM ne renonce à sa course à la rentabilité et ne fasse tout à coup passer dans la hiérarchie de ses préoccupations le «facteur humain» avant le niveau de l’action en Bourse, ce qui serait surprenant. Le problème de quelqu’un comme Patrick Légeron est bien de chercher à maîtriser, pour ne pas dire à gérer, ce phénomène qui commence d’inquiéter les entreprises et leurs actionnaires, sans rien changer au fond, c’est-à-dire à la compétition, à la course à la productivité, à la financiarisation effrénée de l’activité économique, à l’exploitation inédite des individus. Ce sont pourtant là les causes fondamentales de cette souffrance, comme l’atteste la vie des salariés d’IBM. Leurs récits rapportent les changements dans le travail, les organisations destructrices, le non-respect des individus, les souffrances et les drames. «J’ai connu un chef de projet, raconte par exemple un syndicaliste, à qui on avait donné une mission sous-évaluée du point de vue du nombre de personnes engagées et du temps négocié avec le client, pour des raisons financières essentiellement – c’est classique : dix jours alors qu’il en faudrait quinze, pour que cela coûte moins cher, dix personnes alors qu’il en faudrait vingt, pour les mêmes raisons, ce qui plonge le chef de projet dans une mission impossible, si bien qu’au bout d’un moment il finit par croire qu’il est nul ! Durant des mois, celui-ci a travaillé jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, ainsi que les week-ends, ce qui l’a logiquement conduit à un épuisement total, à un bum out monumental, mais il ne s’en rendait pas compte, il était trop engagé dans son travail et il allait au-delà de toute limite, il voulait vraiment être excellent – chez IBM, si l’on n’est pas excellent, on est mauvais ! -, il voulait bien faire… Jusqu’au jour où il a présenté des troubles sérieux du rythme cardiaque. Son médecin l’a obligé à s’arrêter – il refusait -, puis il l’a fait hospitaliser. C’est lorsqu’il s’est retrouvé sur un lit d’hôpital branché de tous les côtés qu’il a vraiment pris conscience de son état. Il a alors compris qu’il avait frôlé la mort, et là, il a vraiment eu peur… » En fait, il s’agit presque là du tout-venant. Il y a par exemple le cas de cette personne qui va consulter son médecin avec des lésions de grattage incontrôlé, des malaises fréquents, des vertiges, un voile devant les yeux, une tachycardie, des sueurs, des réveils fréquents la nuit, puis un bégaiement, l’impossibilité de trouver ses mots dans la conversation, le sentiment étrange de toujours se sentir en danger. Diagnostic du médecin : état de stress, épuisement extrême, dépression. Il y a aussi le cas de cette femme, célibataire, mère de deux petits enfants, à qui son manager, qui ne l’aimait pas, confiait des missions en province sans tenir compte de sa situation familiale. Elle arrive chez son médecin avec un lumbago aigu, des troubles du sommeil, des manifestations d’asthénie, une sensation d’oppression, de malaise, des crises de larmes, une véritable panique lorsqu’elle doit parler à son manager et, au final, une sévère dépression. Il y a encore le cas de cette autre femme, victime d’aménorrhée, c’est-à-dire d’arrêt des règles, lorsque son manager lui fixe des objectifs qui lui semblent inatteignables. Elle dit n’avoir plus d’énergie, plus de plaisir dans l’existence, ressentir une angoisse permanente, un manque de confiance en elle. Elle pense qu’elle ne sert à rien, elle a peur de l’avenir. Elle change alors de poste de travail, ses règles reviennent. Puis de nouveau le manager lui donne des objectifs trop ambitieux. De nouveau ses règles disparaissent, et se déclare alors une grosse dépression. Et puis le cas de cet homme déprimé, atteint d’un syndrome du canal carpien – il sera opéré du canal droit – et d’une tendinite des deux tendons d’Achille. Diagnostic de son médecin traitant : surmenage professionnel. Et celui de cette femme, victime d’insomnies, assaillie par la tristesse et les idées noires, repliée sur elle-même, qui a perdu sept kilos en peu de temps. Avec une charge de travail trop lourde, elle n’avait pas le temps de déjeuner, elle faisait des heures supplémentaires en pagaille sans être payée et sans pouvoir récupérer. Lorsqu’elle disait qu’elle «n’en pouvait plus», on lui répondait que cela irait mieux le mois suivant. Il y a aussi le cas de cette femme victime d’insomnies, qui pleure pour un rien, triste, boulimique, sujette à de fréquents malaises, avec une sensation d’oppression thoracique, des troubles de la mémoire. En fait, elle subit le mépris de son manager – «vous manquez d’excellence, vous faites un travail basique » – et elle a été gratifiée d’un 3 à l’évaluation PBC. Elle a reçu une lettre de mise en garde, elle a un an pour se refaire, pas un jour de plus… Elle est psychiquement déstabilisée… Faut-il continuer?