Le tout et l'unité
Le tout
Le Un est partiel et ne fait pas partie d’un tout. Il est partiel toutefois sans être pour autant une partie. Le Un c’est l’objet a; le a disparaît, est perdu, dès lors que l’enfant voit tout : tel est le cas de ce Un, de cet objet a qu’est le sein maternel, que d’après Freud [10] l’enfant perd précisément à l’époque où il lui devient possible de se former la représentation globale de sa mère. Or il ne peut tout voir car la non- spécularité troue le tout : la place relative du stade phallique entre les stades prégénital et génital, où tout converge plus ou moins apaisé, en témoigne. Ce stade phallique commun universel a comme, fonction essentielle d’esquiver la castration de la mère, c’est-à-dire ce que la castration a de symbolique. Le tout permet donc de jouer de l’attribution. Le tout du bon : ce qui est rejeté, c’est le non-moi, auquel il est indifférent. Les psychanalystes du tout, qui partent de ce principe, visent la castration de la mère au même titre que l’enfant la désire.
L’unité
La revendication d’unité, du corps, du moi, etc., comment l’expliquer? Pour parer au débordement qui produit le tout, chez ceux qui partent de ce postulat pour s’occuper d’enfants, le recours aux stades, classes, périodes, notions de développement, de niveau, est nécessaire et fatal. Réciproquement, ceux qui procèdent par de telles classifications, visent à parvenir au tout de l’enfant (allégations de tenir compte de la globalité de l’enfant, du fait que c’est un être en devenir, qu’il faut s’occuper de lui et de tous les siens, etc.). La cohérence de cette manière de faire fonctionner le tout, aboutit non pas à la notion d’un ensemble qui serait un tout, mais à celle d’une «unité» (ça fait un). C’est-à-dire d’une unité constituée des parties de ce tout. De sorte que les parties de cette unité peuvent être des objets partiels, et donc n’en font pas partie. De même, cette unité suppose dans son fonctionnement un certain nombre de fonctions représentées. Dans un tel système imaginaire, chaque fonction est commandée par les autres, est le point d’entropie des autres : ainsi des théories systémiques qui supposent que puisqu’il y a des feuilles, il y a des racines. Avec ce corollaire : en dehors de l’unité qu’elles supposent, aucune des parties n’a plus d’existence. Et le tout n’existant à son tour que par elles, parties et tout sont indissociables.
Le tiers exclu
Il s’agit là d’une aliénation qui se spécifie d’exclure toute dialectique. Système duel de structure, il implique la nécessité de termes tels que : dyade, couple, dualité, rapports, interactions, action-réaction, feedback… Et cela exclut la conjonction disjonctive entre mère et enfant. La conséquence essentielle en est l’exclusion de tout tiers, en particulier le père. Le tiers exclu, c’est justement le concepteur, l’observateur d’une telle aliénation, ce qui suppose l’absence de transfert.
L’état de manque et de prématuration naturelle à l’homme suscite chez l’analyste d’enfant une négation, une réponse parménidienne, qui vise à faire contrepoids au manque, c’est-à-dire à combler, à remplir, à contenir, à envelopper. L’enfant est pour I analyste comme un œuf imaginaire, toujours en péril en raison de la fragilité de sa ioquille, mais à tout prix caractérisé par sa plénitude.
Le principe unitaire
De l’ensemble disparate contenu dans cette enveloppe, l’analyste se pense alors le principe unitaire : il théorise la conception de ce principe, il le personnifie dans la cure, sans se rendre compte qu’il en est gravide. Il se présente à l’enfant dont il s’occupe comme la mère qui en est encore enceinte. Principe unitaire qui suppose au moins le morcellement, et en le supposant, justifie sa position unitaire. Ainsi c’est lui, le garant de l’harmonie de l’évolution. Comme si le verbe n’avait aucun sens dans la mie, s’il n’était affecté d’un objet qui lui donne le réalisme nécessaire : «Vous voyez bien que ce que je dis est vrai; la preuve, c’est l’objet : il n’y a pas d’équivoque». I Objet serait créé sans verbe. Du même coup, cet objet peut créer n’importe quoi et il n’y a pas de sujet, puisqu’un tel objet exclut qu’il puisse exister des signifiants.
Deux conséquences s’en suivent : la nomination ne créerait pas alors un objet;
ces objets pourraient être affectés à n’importe quel verbe. Un fragment quelconque peut alors être nommé — sein, pénis, ventre, etc. L’équivocité du verbe est remplacée par une polysémie de l’objet, ou propre à l’objet. Tout objet est alors à lui seul comme un petit Robert.
Dans cette série objectale, l’analyste est réduit à l’instance qui symbolise en analyse le tout, à savoir : le moi. Il ne peut y avoir de sujet pour un signifiant, car ne s’nnil-il pas d’une usurpation, si l’on place l’objet au lieu du signifiant?
L’ horreur
Pourquoi l’analyste s’arroge-t-il le droit de dire qu’une Toiture est un pénis? Cette nomination n’est-elle pas purement imaginaire? En raison d’une telle métamorphose, il n’y a pas d’équivalence symbolique, mais une symbolisation à l’infini. Voir la voilure de papa, qui n’est que le pénis de papa; dans de telles associations, non seulement le verbe crée l’objet, mais aussi et surtout l’objet le reduplique, comme s’il n’en n.ni que l’équivalent redondant. Ici se pose la question du réalisme, de la concrétude des objets «qui sont là pour ça». De fait, la voiture ne peut rentrer que dans le garage.
Comment accéder au symbolique, en partant de la concrétude réaliste d’un objet? Celui-ci est dévoyé de sa fonction par le verbe, qui en fait un autre objet, ou plutôt une partie du corps; et c’est cela qui est une perversion, car c’est de l’ordre d’une métamorphose imaginaire, et c’est source d’horreur.
La libre association, tiers symbolique
Du coup, l’analyste n’interprète pas à partir d’un tiers terme de la langue symbolique, il troque la signification d’emploi d’un objet pour un autre objet. Un biberon est troqué contre un pénis. Il y manque le tiers symbolique qui est l’association de l’enfant. Il n’y a donc jamais d’humour possible ici. La question de la qualité concrète, de ses caractéristiques de dureté, de froideur, etc., de l’objet, vient à se poser en ce qui concerne cette nomination de troc. D’autant plus que l’objet est manipulé, fait résistance, etc.
Le corps du transfert et l’objet partiel
Ces objets chargés de maintenir ou de sauvegarder le transfert, sont presque constamment désignés comme des parties du corps. D’où deux conséquences :
- le transfert passe par le corps de l’enfant ;
- cette désignation que l’analyste fait par son interprétation, spécifie l’objet comme une partie du corps, mais peut être aussi bien entendue par l’enfant de façon inverse : c’est la partie de son corps qui est nommée comme objet. Exemple : son pénis, c’est la locotnotive.
De sorte que ce type de technique a un effet d’attaque du corps, qui tend à le machiniser. Pourquoi faudrait-il dans les cures avec les enfants, que les objets soient toujours rapportés à une partie du corps? L’analyste se comporte en l’espèce comme un pédagogue qui fait des «leçons de chose». On va nous faire l’objection suivante : mais il s’agit d’un objet partiel. Il ne s’agit pas de cela justement : il ne s’agit pas d’une partie d’un tout. L’objet imaginaire pour l’analyste n’est en rien l’objet partiel pour l’enfant : l’objet partiel est purement du côté du verbe, au point qu’il peut être désigné par la lettre alphabétique a, et par un type particulier de jouissance : le plus- de-jouir. En somme, l’objet partiel se conçoit sans référence possible à un objet réel.
Exemple clinique
Une enfant de deux ans et demi, dont les parents se sont séparés dans la plus grande violence. Elle ne peut supporter que ses parents se séparent, elle appelle chacun d’eux papa-maman, quand elle est chez l’une ou chez l’autre : elle ne peut compter jusqu’à 3. Sa mère ayant hébergé pour dix jours une cousine, cela se traduit par une série de crises de colère, d’anorexie, de pleurs impossibles à endiguer. Sa mère va la consoler; elle la repousse avec la plus grande force : «pas maman». Si la mère s’éloigne devant cette fureur, les pleurs redoublent, et l’angoisse de sa demande s’exprime par «papa-maman» auquel elle revient. Elle frappe le sol à côté d’elle et dit: «papa-ici». Elle se cantonne à l’espace qui sépare sa propre chambre, dans laquelle dort la cousine de sa mère pendant son séjour, et la pièce où dort la mère. Cette angoisse est liée au fait qu’ils sont trois. Quand elle est chez son père, elle l’appelle «papa-maman». Quand elles sont trois, elle repousse sa mère, au nom de «pas maman». Parallèlement, du côté des parents, le père ne peut supporter l’idée que l’enfant reste avec sa mère, qu’il soupçonne de vouloir la garder. Il la menace de l’ouvrir en deux. Tandis que la mère n’ose pas lui confier sa fille, dans la crainte qu’il la kidnappe.
Verbe
Eux aussi ne peuvent compter jusqu’à trois. Chacun veut faire un tout avec l’enfant, comme l’enfant veut faire tout avec papa-maman. Comme celui qui appelant sa femme ma moitié, entretient l’illusion qu’il ne fait qu’un avec elle.
Or compter jusqu’à trois, c’est cela le premier faire valoir du plus-de-jouir, dont l’objet a prend ensuite le relais. Et se compter trois, ou ce compter trois, ne sont pas vraiment numéraires : ils feraient sinon retour à l’objet réel — les doigts par exemple; le chiffre qui fait leur secret, c’est celui qui ouvre au verbe.