Le déroulement du deuil chez l'enfant
Les enfants, comme les adultes, sont confrontés à des pertes, à des séparations et à des deuils. Perdre sa mère, perdre son père, un frère, une sœur au cours de son enfance, être en deuil dans l’enfance, est une lourde épreuve pour les petits comme pour les plus grands. Mais c’est une épreuve énigmatique ou plutôt incertaine dont il est très difficile de pouvoir apprécier les effets à moyen et à long termes et la charge traumatique de ce deuil, même lorsqu’on connaît bien l’enfant.
Chaque deuil est particulier qui vient interrompre la relation nécessairement unique entre cet enfant et son proche. Les profondeurs de ces relations fondamentales et singulières échappent à l’estimation attentive même des autres membres de la famille qui sont également profondément secoués par leur propre deuil, ce qui les rend bien souvent peu disponibles à l’écoute et à l’accompagnement de celui des enfants autour d’eux. La mort, surtout lorsqu’elle survient si prématurément, si cruellement, risque toujours justement par ses circonstances tragiques de nous faire oublier que c ‘est la nature de la relation qui lui préexistait qui conditionne essentiellement le déroulement présent et les conséquences ultérieures du deuil.
Les deuils dans l’enfance ont aussi leurs particularités. Il est important de les envisager dans les trois perspectives suivantes : 1 / Le deuil survient chez un être en pleine évolution. Dans le déroulement habituel, normal, de l’enfance, toutes les énergies psychiques sont affectées au
processus de croissance. Le travail psychique que demande le deuil, aussi bien aux enfants qu’aux adultes, requiert des forces, prend de l’énergie – les souffrances et l’intense fatigue du deuil en témoignent – qui alors ne sont plus disponibles pour la croissance. A l’inverse, lorsque le deuil frappe un enfant actuellement engagé dans un processus aigu de croissance, il ne sera provisoirement pas disponible au travail de deuil alors éludé, différé. H. Nagera a particulièrement insisté sur cet aspect des deuils de l’enfance qui constituent une « interférence dans le développement ». 2 / Confronté à la disparition prématurée d’un proche, à sa mort – situation pour lui tout à fait inhabituelle et complètement étrange – l’enfant se tourne instinctivement vers les adultes qui restent auprès de lui et s’identifie immédiatement à leurs attitudes et réactions. Le deuil des enfants se calque sur celui des adultes de leur entourage. 3/11 n’est pas rare qu’un deuil important entraîne des changements, sinon des bouleversements, dans le mode de vie de celui qui l’éprouve. Mais il est très fréquent que le deuil au cours de l’enfance ait pour conséquence de changer les conditions d’existence.
Le deuil, les deuils
Le deuil est à la fois un et multiple. Unité : tous les deuils se retrouvent dans de grandes étapes de déroulement, dans de grands mouvements internes et inconscients où s’exprime et s’effectue la séparation ; tous se vivent dans la souffrance, l’inhibition et la régression et comportent des risques. Multiple : chaque deuil est unique comme unique est la relation qui unissait et unit toujours ces deux êtres dont l’un vient de mourir. Le deuil, le travail de deuil sont étroitement liés à cette relation dont il est si délicat d’appréhender vraiment l’intimité mais dont les particularités vont imprimer les caractères du deuil. Le deuil n’est qu’un avatar, une transformation d’un lien qui existait bien avant lui, qui continue à travers lui sous d’autres modes et lui survivra encore de manière indélébile pour ce qui est des deuils les plus importants.
Bien sûr la mort donne au deuil une dimension particulière en raison de son irréversibilité, de sa radicalité, de son caractère irréfragable. Mais il existe des pertes non mortelles particulièrement difficiles et douloureuses. Séparations et pertes sont toujours beaucoup plus difficiles à supporter lorsqu’elles n’ont pas été choisies.
Chaque deuil est unique, mais pratiquement tous les deuils suivent un chemin identique. Chacun a ses caractères particuliers au milieu desquels on retrouve des constantes. Comme tout processus, le deuil a un commencement, un centre, un cœur et une terminaison plutôt qu’une fin, car le travail de deuil ne finit jamais complètement que le jour de notre mort.
Habituellement, il est inauguré par une période de durée variable de prédeuil. Lorsque nous commençons à réaliser que la maladie d’un de nos proches est grave au point qu’elle a bien des chances de l’emporter, débutent alors les pensées de sa mort, de notre séparation et de notre chagrin. Le prédeuil est la mise en route du travail de deuil ; nous voyons s’y mettre en action les différents mouvements du travail de deuil : se familiariser avec la perspective de la mort afin d’en pouvoir accepter peu à peu la difficile épreuve, recueillir les derniers témoignages et messages du mourant, s’efforcer de réduire nos différents avec lui et de le soutenir dans cette dernière épreuve en lui apportant le maximum de présence et d’affection. Mais les enfants, même tout petits, ont le plus grand besoin de participer, au sein de leur famille et correctement accompagnés, à toutes les étapes du mourir de leurs proches. C’est ainsi qu’ils peuvent trouver le maximum de chances pour affronter et surmonter l’épreuve du deuil.
Le prédeuil fait défaut lorsque la mort survient brutalement. Le travail de deuil en est rendu plus difficile. Le choc qui est la première grande étape du deuil est alors particulièrement manifeste. L’endeuillé est secoué dans ses dimensions fondamentales, dans toutes ses fibres. Il est atteint dans sa santé physique et toujours la personne qui vient d’être endeuillée perd l’appétit, le sommeil et se sent écrasée par une lassitude insurmontable.
Elle se sent physiquement effondrée. Elle l’est tout autant sur le plan moral, psychologique, émotionnel, affectif, où son état est un mélange variable d’anesthésie stuporeuse et d’agitation anxieuse où se manifestent les profonds sentiments de chagrin et de souffrance. Le comportement lui aussi est perturbé, tout comme les relations avec les autres.
L’endeuillé entre alors en grande solitude : il se sent à la fois différent des autres et coupé d’eux. C’est maintenant la seconde grande étape du deuil celle de Y état dépressif. Si le deuil se vit dans la solitude intérieure, il se vit aussi dans la souffrance et dans la dépression. Il s’agit bien d’un véritable état dépressif du fait que la tristesse et la souffrance, la douleur morale sont à la fois suffisamment intenses et prolongées pour entraîner des conséquences visibles et durables, et tout d’abord sur les fonctions physiologiques habituelles : l’appétit, le sommeil, l’activité, la sexualité sont ralentis et diminués. Le fonctionnement mental est aussi perturbé : il est difficile, il est laborieux, il est douloureux ; tout demande un effort. L’état dépressif du deuil s’accompagne de très nombreuses et importantes inhibitions.
Et le temps passe qui est le grand consolateur du deuil. La souffrance s’apaise, toute prête cependant à refaire surface en certaines occasions. La relation a changé ; elle s’est approfondie. Elle vit maintenant de manière inaltérable au fond du cœur qui assure la survie de l’être aimé. Alors ce deuil qui fut un chemin de souffrance se révèle par la suite être une voie vers un plus grand bonheur. Il n’en est malheureusement pas toujours ainsi. Certains sont emportés par le traumatisme du deuil, ils ne pourront y survivre ; d’autres en sont très profondément affectés, ébranlés, marqués, meurtris parfois pour tout ce qu’il leur reste de temps à vivre.
Deuils et séparations des tout-petits
Les tout-petits, qui manquent autant de langage que de connaissances, ne vivent pas le deuil en tant qu’élaboration psychique de la perte ; ils vivent des expériences de séparation et de perte dont l’importance et la signification profondes pour eux viennent de leur impact traumatique, c’est-à-dire le degré de détresse et de désorganisation qu’elles entraînent chez eux, en eux. Pendant la dernière guerre, Anna Freud écrivait :
« On sait qu’après la mort du père ou de la mère les jeunes enfants se conduisent exactement comme si leurs parents étaient seulement partis ; on peut dire que quand les parents s’en vont, les enfants se conduisent comme s’ils étaient morts… L’important pour le petit enfant réside en l’absence ou la présence corporelles de l’objet d’amour… »
Les expériences de séparation traumatique des tout- petits sont donc des expériences d’absence prolongée des parents du fait que le besoin qu’ils ont d’eux devient inapaisable. Mais il est malheureusement vrai également que la présence physique des parents n’est pas toujours le garant d’une relation satisfaisante. Des parents malades, des parents déprimés, bien que physiquement présents, sont en réalité absents pour l’enfant. Et c’est bien ce qui se passe souvent à la mort d’un jeune parent qui plonge l’autre dans une affliction profonde qui peut le rendre indisponible à son enfant.
John Bowlby, dans son étude sur 1’ « angoisse de séparation », a proposé une élaboration de ses observations dans un schéma comportemental retrouvé chez la plupart des enfants séparés de leurs parents, séquence qui comporte trois périodes : protestation, désespoir et détachement. Ces modalités de comportement ont été retrouvées depuis par toutes les personnes qui se sont intéressées sérieusement à la question et aussi bien chez les petits primates que chez les petits bébés humains. Voici comment James Robertson décrit ces trois périodes :
« Durant la période initiale de protestation qui peut durer de quelques heures à quelques jours, le jeune patient a un besoin fortement conscient de sa mère et de l’attente, basée sur son expérience antérieure, qu’elle va répondre à ses pleurs. Il est extrêmement bouleversé de l’avoir perdue, il est désorienté et effrayé par l’environnement qui n’est plus familier et il est affolé de peur et du désir pressant de la retrouver. Souvent il va crier bruyamment, secouer son berceau, se jeter en travers et épier ardemment chaque impression visuelle ou sonore qui pourrait s’avérer venir de sa mère qui lui fait défaut.
« Le désespoir qui succède peu à peu à la protestation est caractérisé par un besoin conscient continu de sa mère accompagné du sentiment croissant de l’irrémédiable. L’enfant est moins actif et peut pleurer de façon monotone et interminable. Il est renfermé, apathique et n’attend plus rien de l’environnement. C’est justement l’étape qui est parfois considérée par erreur comme signifiant que la détresse a diminué, que l’enfant s’est calmé. »
Le déroulement du deuil chez les enfants
Lorsque les enfants sont plus grands, lorsqu’ils commencent à comprendre la mort comme une séparation irréversible, leurs manifestations de deuil ressemblent à celles des adultes. Ils présentent eux aussi une période initiale de choc, une étape centrale de dépression et une phase ultime de terminaison du deuil. Mais les expressions de ces différents mouvements sont cependant assez différentes de celles des adultes. Tout d’abord le comportement des enfants en deuil est à la fois calqué sur celui des proches et profondément influencé par ce qu’ils ressentent que ceux-ci attendent d’eux.
Ce n’est qu’en cas de mort brutale et inattendue que la période de début du deuil est marquée par un choc évident. Encore est-il assez souvent habituel qu’ils réagissent alors avec une espèce d’insensibilité provisoire ; en fait il leur faut du temps pour prendre la mesure de ce qui vient d’arriver. Lorsque le deuil survient au terme d’une longue maladie, leur prédeuil et les premiers temps qui suivent la mort constituent une période de perturbations, qui sont aussi en relation avec les troubles qui atteignent tous les membres de la famille endeuillée. A la tristesse et au chagrin s’ajoutent une instabilité de l’humeur, du caractère, le fléchissement scolaire, le repli sur soi, des difficultés à s’endormir et parfois à manger. Certaines fois ces troubles sont plus marqués : l’enfant est insomniaque, anorexique et épuisé. Il peut mouiller son lit de nouveau.
La période centrale du deuil est constituée chez l’enfant comme chez l’adulte par un véritable état dépressif. On sait depuis longtemps que la dépression de l’enfant ne revêt pas les mêmes formes que celle des adultes. La dépression du nourrisson est essentiellement comportementale. L’enfant peut montrer du chagrin, il peut éprouver de la tristesse mais il n’a pas la force de garder à l’intérieur de lui une douleur morale lourde et persistante. Il faut qu’elle s’exprime sans trop tarder dans des modalités émotionnelles et caractérielles de ses relations avec les autres. Si ce n’est pas suffisant son comportement familial et scolaire s’en trouve affecté. Un degré supplémentaire est franchi lorsqu’on en arrive à des troubles fonctionnels tels qu’insomnie, anorexie, énurésie, asthénie, apragmatisme. Si l’enfant, du fait de sa structure, de la pression de son environnement ou des deux, ne peut ni exprimer son chagrin, sa souffrance ni l’investir en le déplaçant dans les diverses manifestations dont nous venons de parler, il y a toutes chances qu’il tombe malade, ne souffre d’un accident ou présente des troubles du comportement.
Cet état dépressif de deuil de l’enfant avec ses expression détournées comporte encore quelques modalités particulières qui lui sont propres et constituent autant de différences avec le deuil des adultes :
1 / L’enfant en deuil continue de vivre avec son parent mort en imagination. A l’intérieur de lui, dans ses pensées, dans son monde intérieur le parent mort est toujours là. Il le voit, il l’entend, il le retrouve, il lui parle, il peut lui écrire. Ce « parent imaginaire » est aussi nécessaire à l’évolution de leur deuil qu’à la poursuite de leur croissance. 2 / L’enfant en deuil a besoin de se voir attribué un objet personnel et familier de son père ou de sa mère qui est morte. Au mieux essaiera-t-on de le lui laisser choisir. 3 / La plupart des enfants jouent à la mort, mais les enfants en deuil, bien davantage. Ces jeux de la mort leur permettent une certaine maîtrise de la situation, la possibilité de se créer des images, des représentations, le tout dans une situation d’échange et de jeu entre enfants.
C’est au sein des rêves que se discerne l’apparition progressive de la troisième et dernière étape du deuil – sa terminaison – où s’expriment d’autres désirs qu’il n’est pas encore possible de pouvoir reconnaître dans la vie consciente : rêves de voyages, rêves de nouvelles entreprises, rêves de nouvelles rencontres, de nouvelles amitiés et d’autres amours. La terminaison du deuil approche lorsque ces désirs de renouveau sont acceptés consciemment et même recherchés. Ils vont bientôt recevoir un commencement de réalisation. Si aucun deuil n’arrive jamais vraiment à sa fin, s’il laisse une cicatrice indélébile, ceux de l’enfance laissent toujours une partie du chagrin et de travail d’élaboration à reprendre plus tard durant les premiers temps de la vie adulte à l’occasion d’un nouveau deuil ou d’une autre séparation. Il en est de même chez les adolescents.