La prison du soi
Nous sommes tous condamnés à vivre dans la prison du soi. On peut y voir une atteinte fondamentale portée à une liberté individuelle : celle d’être quelqu’un d’autre. Ce désir nourrit sans doute beaucoup de vocations d’acteurs ou d’écrivains : Fernando Pessoa a écrit son œuvre sous de nombreux pseudonymes, et Romain Gary a reçu deux fois le prix Goncourt sous deux noms différents… Malheureusement, l’individu est par définition indivisible. Peut-être, un jour, le clonage à l’identique permettra-t-il de nous reproduire pour un autre destin. En attendant, dans la cage du moi, nous pouvons toujours rêver, voyager dans les films ou dans d’autres pays, utiliser la drogue ou l’alcool pour aller vers un au-delà. Nous pouvons aussi entamer une thérapie. La demande de thérapie reflète souvent le désir d’être ailleurs, dans un autre temps, d’être une autre personne. Ce souhait, en l’absence de contraintes extérieures fortes, est le fruit de l’anxiété, laquelle construit la prison du soi en empêchant la réalisation de toute action novatrice. Le dénominateur commun des anxieux est, en effet, l’inhibition de l’action ou la séquestration dans un carcan d’habitudes et de rituels, sécurisants mais épuisants.
L’anxiété, ou la prison du soi:
L’anxiété est un concept philosophique avant d’être un terme de psychiatrie. Elle a été décrite notamment par le philosophe danois Soeren Kierkegaard dans Le Concept de l’angoisse. L’anxiété selon Kierkegaard correspondait à l’angoisse existentielle d’être « jeté dans le monde » : elle serait donc inséparable de la condition humaine et du doute sur la valeur de ses actions. L’angoisse, elle, serait à relier au péché originel et à la peur d’agir en faisant un mauvais choix qui déplairait à Dieu. Comme ce dernier se manifeste peu, tout choix humain aurait lieu dans la crainte et le tremblement.
À toutes fins utiles:
Récupérant la notion au XIXe siècle, la psychologie, tout en reconnaissant à l’anxiété une fonction générale, a essayé d’en cerner les aspects pathologiques. Dans une perspective darwinienne, on peut considérer que l’anxiété a une fonction de survie, car elle permet l’anticipation du danger : l’évolution favorise les gènes anxieux. La témérité, la recherche du danger et des sensations fortes, qu’on observe dans les conduites à risque ou la pratique de sports extrêmes, aboutissent souvent à une mort précoce, avant même, donc, que le gène « recherche de sensations » ait pu être transmis… Dans l’histoire de l’humanité, la peur de la passion a toujours été plus forte que la passion de la peur. L’anxiété a été, du même coup, un facteur de progrès dans la mesure où ses prévisions alarmistes incitaient à mieux gérer l’avenir. L’apprentissage du signal de danger se déroule d’ailleurs dans deux structures du cerveau le plus primitif : le thalamus et l’amygdale.
L’insupportable projection dans le temps:
La Ronde, film de Max Ophuls (1950), s’ouvre sur la remarque suivante : « Allons dans le passé, c’est beaucoup plus calme que le présent, et tellement plus sûr que l’avenir. » Cette proposition, un anxieux ne manquerait pas de la démentir, car, pour lui, aucun temps n’est le bon temps.
Actuellement, on définit cinq grands tableaux anxieux, chacun correspondant à une catégorie dans la classification internationale des troubles mentaux.
— L’anxiété généralisée. Le souci du lendemain est l’aiguillon quotidien. On a « peur de tout ». La projection dans le futur aboutit à des ruminations qui anticipent sur des catastrophes personnelles : maladies, ruine, malheurs, perte d’êtres chers. Tous ces événements peuvent arriver, mais ils ne sont pas plus probables pour celui ou celle qui souffre d’anxiété que pour n’importe qui d’autre.
— L’anxiété des attaques de panique. Centrée sur l’instant présent, elle consiste en l’appréhension immédiate de catastrophes physiques personnelles. Cette peur est associée à des sensations physiques accompagnant les crises d’angoisse : on craint un infarctus du myocarde ou un accident vasculaire cérébral. Elle peut aussi porter sur des catastrophes mentales personnelles : on craint alors le délire et l’internement en raison des manifestations de dépersonnalisation et de déréalisation qui sont très souvent présentes lors des crises d’angoisse. L’autonomie du sujet peut se réduire au point que la personne vit confinée dans une pièce et ne communique plus avec les autres que par l’intermédiaire d’un ordinateur.
— L’anxiété sociale (ou phobie sociale). Elle se traduit par l’attente anxieuse de critiques portées par les autres. Pour éviter le jugement d’autrui, il ne reste plus qu’à s’enfermer chez soi ou à n’avoir de relations qu’avec un cercle limité de personnes que l’on ne redoute pas.
— L’anxiété du stress post-traumatique. Elle correspond à un état où la mémoire autobiographique est restée fixée à l’image d’une catastrophe passée, laquelle va immanquablement, dans l’esprit de la victime, se reproduire à l’avenir. Le seul lieu sûr est le domicile privé, qui devient aussi une prison.
— L’anxiété obsessionnelle-compulsive. Elle est centrée sur la peur d’engager sa propre responsabilité dans des actions moralement condamnables et dangereuses pour soi et les autres. Le patient obsessionnel s’enferme dans la prison du rituel, qui dévore petit à petit tout son temps et peut le confiner chez lui.
Ces formes d’anxiété chronique peuvent conduire à l’échec personnel ou professionnel, et cet échec, longtemps médité, va à son tour entraîner les pensées vers un passé idéalisé où tout allait bien l’enfance, l’époque précédant la maladie, la période antérieure aux événements… « Les choses ne seront jamais plus comme avant », dit-on alors. Le tableau suivant résume la représentation personnelle du temps et ses relations avec l’anxiété et la dépression.
Du fait de l’incapacité des anxieux à vivre dans le présent, beaucoup de méthodes psychothérapiques cherchent à les recentrer sur l’ici et maintenant. Un de secrets du bonheur est d’accepter le présent et de saisir le moment qui passe pour vivre les sensations agréables de l’instant.