La prison des idées: qui pense pour nous?
Qu’on le veuille ou non, la psychologie collective précède très largement la psychologie individuelle et la façonne. Les croyances sur soi sont, pour cette raison, des croyances stables sur plusieurs générations, car elles équivalent à des habitudes de pensée. Elles sont tellement évidentes qu’elles ne suscitent aucune interrogation. La théorie de la dissonance cognitive va nous permettre de mieux comprendre les processus dont sont issues ces croyances sociales qui nous enferment.
Croyances et dissonance cognitive:
On parle de dissonance cognitive quand une personne est exposée à une information qui n’a pas de sens par rapport à ses croyances préalables. Quand une dissonance n’est pas réduite par le changement de croyance, elle conduit à une interprétation erronée de l’information en question, à son rejet, sa réfutation. Elle peut aussi amener à rechercher le soutien de ceux qui sont en accord avec la croyance, ou encore déboucher sur des tentatives pour persuader les autres d’accepter le bien-fondé de cette croyance.
Pour bien étudier ce phénomène, Festinger a choisi d’observer une « secte » qui était attachée à une croyance tellement excentrique qu’on pouvait la contester sans équivoque. Le groupe étudié croyait, en l’occurrence, qu’une inondation allait recouvrir tout le continent américain à une date donnée. Cette prophétie avait été, on le suppose, transmise à une femme du groupe par des extraterrestres. Les membres du groupe croyaient aussi qu’ils avaient été choisis pour sauver le monde du déluge et qu’ils seraient tous évacués en soucoupe volante.
Voici ce que Festinger a observé quand il est apparu que l’inondation n’aurait pas lieu. Devant l’évidence de la réalité, les membres du groupe qui étaient seuls à ce moment-là n’ont pas maintenu leur croyance. En revanche, ceux qui attendaient l’inondation avec d’autres membres du groupe ont maintenu leur croyance. Une femme a ainsi annoncé qu’elle était en train de recevoir un message indiquant que l’inondation avait été empêchée par Dieu, car le groupe représentait la force du Bien.
Fait encore plus surprenant : le prosélytisme du groupe, jusque-là modéré, s’est intensifié avec la remise en cause de la croyance. Ses membres ont cherché à persuader les autres de la justesse de leur foi, ce qui a eu pour effet de renforcer leur propre croyance. Baptisé par Festinger Belief Disconfirmation Paradigm, ou « modèle de la non-confirmation des croyances », ce paradigme permet de bien voir les processus qui sont à l’œuvre dans le maintien des croyances les plus opposées au sens commun. Une dissonance a lieu chaque fois qu’une personne s’engage dans une activité déplaisante, en fonction de sa foi, pour obtenir un résultat désirable. Plus la dissonance est grande, plus est grand l’effort entrepris pour obtenir le résultat. La dissonance peut aussi être réduite en exagérant la désirabilité du résultat final.
Les prisonniers de la foi:
À partir de là, on peut établir une psychologie des convictions religieuses inébranlables, de l’aveuglement politique, de l’autoflagellation mystique ou de l’intolérance sous toutes ses formes. La croyance n’est jamais que le résultat de la pression de conformité d’un groupe de référence. Jésus ne serait rien sans les apôtres et les évangélistes qui ont eu l’habileté d’écrire quatre versions de la même histoire. Quatre témoins ne peuvent se tromper et encore moins un groupe qui annonce la même « bonne nouvelle »…Un film, médiocrement réalisé, et joué platement par Antonio Banderas, illustre ce processus. Il s’agit du Tombeau (The Body, 2001) de Jonas Me Cord. Le scénario part d’un postulat original, qui utilise sans le savoir, ou en le sachant, le modèle de la non- confirmation des croyances de Festinger. Des archéologues découvrent à Jérusalem le squelette du Christ enterré, comme le disent les Évangiles, dans le tombeau d’un riche marchand. Le Vatican envoie un jeune jésuite pour suivre cette affaire, tandis que les scientifiques qui étudient la dépouille confirment qu’il s’agit bien du Christ. L’inquiétude est grande dans le monde chrétien, car si le squelette du Christ est là, c’est qu’il n’est pas monté au ciel au troisième jour : le dogme de la résurrection de la chair serait donc mis à mal. D’autres expertises sont alors demandées. Il en résulte une lutte politique entre les trois religions monothéistes qui se partagent Jérusalem et qui veulent tirer parti de la découverte ou la minimiser. Cette lutte aboutit à la destruction définitive, par une bombe, du squelette et du site archéologique. Le mystère reste entier, mais la conviction est ébranlée. Le jeune jésuite, qui a été envoyé par le Vatican, comprend qu’il a été utilisé par la papauté pour masquer le problème. Il perd alors la foi.
La secte : une prison sans barreaux
Au fur et à mesure que les religions révélées déclinaient en Occident, la crise d’identité a donné un élan inégalé aux psychothérapies. Elles sont devenues un phénomène de consommation de masse, parallèle au développement des classes moyennes et de l’athéisme. Toutefois, certaines des autres formes d’interventions psychologiques qui existaient avant le développement actuel des psychothérapies existent encore. C’est le cas notamment des sectes.
Il arrive d’ailleurs qu’elles proposent un modèle psychothérapique qui attaque la psychiatrie « officielle », caricaturée sous la forme d’un groupe de puissants maniant la répression à coups de médicaments et de traitements de choc. Par un tel discours, elles cherchent à recruter les personnes anxieuses qui ont conscience de leurs limitations et qui en souffrent et à qui elles promettent la paix de lame et la libération spirituelle. Le discours et les tracts des sectes reprennent souvent les discours psychothérapiques traditionnels ou détournent des pratiques intégrées dans un programme de gestion du mal-être. Ce faisant, les sectes ne font que reprendre le rôle ancien de guidance spirituelle joué par les religions, en le mettant au goût du jour. Elles n’hésitent pas à attaquer directement les psys en critiquant leurs modalités d’intervention, comme le Christ dénonçait les « scandales » de son temps. Parodie de l’Évangile, leur message pourrait être : « L’homme ne vit pas seulement de Prozac. » Il est vrai que, d’une certaine façon, une religion n’est que l’évolution d’une secte vers la respectabilité internationale. Les sectes le savent, et en abusent.
La marée, sans cesse revenue, des nouvelles religions est là pour remplir le vide laissé par le reflux des morales laïques et des religions révélées et pour façonner des identités qui se cherchent. Pourquoi suis-je moi ? Un gourou connaît la réponse. Qui suis-je ? Dieu seul le savait, mais, puisque Dieu est mort, il reste l’identité que va me donner un groupe à fortes convictions et mon modèle sera le gourou.
Les sectes ne deviennent contestables que lorsqu’elles se comportent en multinationales avides, ou proposent des faux traitements hors de prix. Si bien que, désormais, des lois et des règlements s’avèrent nécessaires dans notre pays qui jusqu’à présent n’avait pas reconnu le titre de psychothérapeute, ni défini clairement les formations qui pourraient y donner accès. Le législateur vient de promulguer (loi Accoyer, 2003) le statut du psychothérapeute pour faire barrage aux sectes à prétentions psy-chothérapiques. La France était le seul pays de la Communauté européenne à n’avoir pas de définition officielle du métier de psychothérapeute.
Passer a coté de la vie:
La prison de soi résulte de l’anxiété et de l’inhibition qu’elle induit. Elle provient également de la dépendance à l’environnement. La personne se conforme alors à l’image que les autres ont d’elle- méme de peur de changer et de se retrouver seule. Le geôlier de la -« son du soi est cette image, conforme à ce qu’attend l’autre, mais toujours insatisfaisante. Cette soumission de l’anxieux est souvent vécue douloureusement. Le sentiment alors exprimé est celui de passer à côté de la vie. La recherche de soi en psychothérapie serait- elle la forme ultime de la poursuite du vent de la liberté ?