La prime contre la déprime
Marie-Hélène, c’est elle qui a aidé la famille Klur lorsqu’elle a eu des menaces de saisie : elle lui a trouvé un avocat, elle l’a soutenue moralement, et les Klur ont évité le pire. Serge et Jocelyne vivent à Forest-en-Cambrésis, un village situé non loin de Poix- du-Nord, avec leur grand fils Jérémy. Ils ont passé tous les deux !eur vie chez ECCE et tous deux ont été licenciés en 2007. Lui y est entré en 1972, il avait 18 ans, elle en 1979, elle en avait 19. C’est là que leur idylle a commencé.
Serge a débuté sa carrière dans l’usine de Valenciennes et il n’est venu à Poix que deux ans après son arrivée. «J’étais manutentionnaire au matelassage, raconte-t-il, j’avais 18 ans, le boulot était dur, il fallait porter les pièces de tissu et les classer par tailles et par coloris. Lorsque je suis arrivé à Poix-du-Nord, en 86 après les licenciements à Valenciennes, ils m’ont mis sur ie même poste.» C’est alors que l’on modernise la machine de coupe, pour laquelle Serge effectue les matelassages : désormais, elle travaille seule, avec un rayon laser. Serge doit donc maintenant ramasser les morceaux de tissu coupés, les classer selon les tailles et porter de lourdes planches sur lesquelles ils sont empilés. C’est très stressant, car il doit travailler – en poste de matin et d’après-midi – au rythme de la machine, plutôt élevé parce qu’il
faut faire de la production, et surtout sans pouvoir souffler. II est pieds et poings liés à l’ordinateur qui donne la cadence. II commence alors de souffrir du dos, mais surtout il déprime. « Ma collègue faisait la programmation de la machine, dit-il, mais ensuite elle me laissait me débrouiller tout seul, sans jamais une seule fois m’aider.» Et puis il a toujours «sur le dos» un jeune ingénieur, qui le pousse au travail, insensible à sa douleur. Il n’a pas le temps de prendre une pause, hormis celle de midi. «J’avais une peur bleue de mélanger les pièces, raconte-t-il. Cela ne m’est arrivé qu’une seule fois, le directeur m’a alors convoqué et il m’a dit : “Une fois, mais pas deux, sinon, c’est la porte !” » Son médecin lui prescrit alors « des cachets pour les nerfs, un le soir, pour m’endormir sans penser à rien, un autre dans la journée pour essayer de me détendre».
Heureusement, il réussit à changer de poste. Il travaille dorénavant «de journée», au «dédoublage doublure», où il effectue une tâche moins difficile : « Je dispatchais les pièces en fonction des fiches de travail, explique-t-il, les manches, les dos, les cols. Le problème c’est qu’il ne faut pas se tromper, il faut être vigilant, mais j’avais souvent de l’avance ! » Le répit dure peu de temps. La production baisse et arrive le plan social de 2003. Serge est muté à Prouvy, à la logistique. «Je bossais au troisième étage, se souvient-il, dans le bruit, la chaleur – la pièce n’avait pas de fenêtre, pas de ventilation -, et je devais porter les vêtements pour les mettre sur des barres en vue de leur expédition, je portais jusqu’à douze costumes à la fois.
Dans les premiers jours j’ai maigri de deux kilos, j’avais l’impression d’être au bagne ! » Sa chef, M.C., connue pour être une terrible, ne cesse de le harceler: «elle ne me dit pas bonjour lorsque j’arrive le matin, elle est toujours sur mon dos, elle m’insulte, me traite d’incapable… ». Il fait des syncopes de plus en plus fréquemment – « dans ces cas-là, on doit me mettre un cachet sous la langue ».
Serge consulte alors son médecin («j’étais vraiment à zéro ! »), qui diagnostique une dépression et lui prescrit des antidépresseurs en piqûre. Sans compter les problèmes de dos qui ne s’arrangent pas… Il est arrêté durant quatre mois, en plusieurs fois, mais à son retour les problèmes sont toujours là : la dureté du travail, la chef infernale, «toujours sur moi »… Il se confie à Marie-Hélène, ils vont voir le directeur et, finalement, il est muté au « picking », « au service Nicolas, un chef sympa qui le matin dit: “Bonjour, ça va, Serge?”… ». Il faut déballer des chemises et des jeans, c’est toujours de la manutention, mais il respire un peu…
La pause ne va guère durer pourtant, Serge est muté à Poix, au « thermocollage » – « où il n’y avait que des femmes ! » -, sur un poste où il doit préparer les pièces (cols, manches, devants…) avant qu’elles ne passent dans la machine chaude. Il ne faut pas mélanger le Kenzo avec le Scherrer ou le Givenchy… Il faut être attentif. La dépression revient au galop, d’autant plus que la chef est dure également.
«Elle était sur mon dos, quelquefois elle m’insultait, elle me disait : “Tu devrais mettre du parfum (comme elles), tu pues !” » Parfois, elle le pousse à la faute, délibérément, en lui faisant choisir une mauvaise griffe – « après, il faut tout décoller». Les ouvrières participent également à la curée et soutiennent la chef contre lui, le harcèlent aussi.
«En fait, explique Marie-Hélène, elles pensent que Serge vient les concurrencer, car il ne sera pas licencié parce qu’il a plus de 50 ans… » Toutes, chef et ouvrières, souhaitent en fait son départ, et elles lui rendent la vie impossible. Finalement, il est de nouveau muté, au «dédoublage doublure». C’est là qu’il se trouve lorsque arrivent le plan social de 2007 et l’annonce officielle de la fermeture de l’usine.
Il n’est pas licencié, à cause de son âge, et on lui propose une mutation à Prouvy, chez M.C., la chef qui l’a tant martyrisé. Mais il réfléchit : il n’en peut plus, il vit avec la dépression depuis des années, et il ne veut pas retourner dans l’enfer de Prouvy. Il décide donc d’accepter la prime de départ: quatre ans de salaire – il a gagné le SMIC toute sa vie -, c’est une somme… Son errance dans l’usine s’arrête là.
Jocelyne, sa femme, a décidé d’en finir aussi, elle a également demandé la prime en 2007. Le plus curieux, c’est que le couple a l’air d’être extraordinairement détendu, «On est bien, dit-elle en riant, on ne nous entend plus crier ! » Leur fils, Jérémy, jardinier en «contrat aidé» à la mairie – « qui ne sera certainement pas renouvelé», dit-il -, sourit sous sa crinière rousse. Ils ont l’air de gens qui se retrouvent.
Pour l’heure, ils vivent « sur les primes », puis ils toucheront l’allocation chômage, environ 950 euros par mois chacun, lui pendant trente-six mois, car il a plus de 50 ans, elle durant vingt-six mois, lis peuvent voir venir, même s’ils sont bien conscients que le temps passe très vite et qu’il va falloir trouver une solution rapidement.
Jocelyne « cherche dans les écoles, pour garder des enfants, je l’ai fait dans le temps». Serge va d’abord se faire opérer du dos – héritage de l’usine -, et, pour la suite, il rêve d’un petit job dans le jardinage ou le bricolage, «mais pas du lourd à cause de mon dos». Il a déjà affiché un CV à Tinter- marché du Quesnoy. Il a oublié sa dépression… Chez les Klur, loin d’ECCE et des petits chefs, on souffle un peu…