La nom-demande et son élaboration
Au réel du discours
Pour travailler cette non-demande, nous devons nous porter au réel du discours de ceux qui s’adressent à nous, afin de leur dévoiler la signifiance inconsciente et la part de vérité qu’il recèle. C’est en faisant retour à ce réel que le conflit entre demande et non-demande peut se résoudre; et il peut l’être, grâce aux potentialités que le réel du discours porte en lui quand il est formulé, articulé, parlé. Pour que ces potentialités puissent naître du réel que porte un discours, encore faut-il qu’il puisse en accoucher librement. Il suffit pour cela qu’il soit écouté.
L’écouteur
Ecouter, qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie simplement que le sujet qui parle s’adresse, comme le soulignait Lacan, à un «écouteur» certes présent, mais rendu presqu’irréel par sa présence même. Ce qui est adressé à l’écouteur tombe donc dans un trou : le creux d’une oreille, creux qui rend au discours articulé tout son relief, tout son inconscient tracé, et tout ce que consciemment il refoule. En d’autres termes, ce discours en devient un langage : il en dit bien plus qu’il n’en pense, avoue contre la pensée du sujet, ou ment avec elle.
Le futur antérieur et l’anticipé
Mais à qui parle le sujet quand il s’adresse à nous? Il s’adresse à un autre sujet, présent mais peu réel pour celui qui lui parle, parce qu’à travers lui, c’est à un autre imaginaire que l’adresse est articulée. Cet autre imaginaire, qu’est-il? C’est l’enfant narcissique, l’enfant belle Image, l’enfant du désir ou l’imago de l’enfant, celui que ses parents désiraient mais qu’ils n’auront pas eu, puis qu’il est celui qu’ils auraient voulu être, et qu’ils s’illusionnent reconnaître ou retrouver, en celui qu’ils ont réellement procréé.
Que par son échec et la désillusion correspondante, leur enfant réel ne se superpose plus assez étroitement à l’imago de l’enfant narcissique du désir, que l’écart soit trop important, et c’est tout ce qu’ils en avaient anticipé qui s’écroule.
- La demande dans l’anticipation
Le premier travail de l’impossible demande à effectuer avec eux est par conséquent une élaboration de l’échec de l’anticipation symbolique [4], anticipation qui seule permet d’articuler à l’imaginaire propre au discours courant, quelque chose d’un réel que le symbolique anticipe; faute de quoi, il y aurait autisme ou psychose dans le transfert même.
- L’anticipation dans l’inconscient
En dehors de ces deux extrêmes, si l’enfant qui est le leur ne répond pas à l’inconsciente anticipation symbolique qu’ils s’en étaient faite, et qui trouvait à se représenter dans l’imaginaire, cela se soutient principalement de deux choses. La première est que l’enfant n’est pas ou ne veut pas être l’objet narcissique de leur désir et de leur jouissance; la seconde, qu’il n’est pas et ne veut pas être l’image narcissique idéale de la jouissance comme de la demande du grand Autre social.
- L’Autre parental anticipe l’Autre social
Très généralement, pour l’enfant cet Autre est identique à l’Autre parental; c’est même en fonction de celui-ci qu’il peut anticiper symboliquement quelque chose de celui-là. L’enfant établit donc une sorte d’équivalence imaginaire entre eux, et il se prétend en être l’enjeu, l’objet, le jouet, la victime, enfin et surtout : le maître. Élaborer la demande ou la non-demande parentale revient à dégager les parents, à les délester de l’enfant narcissique qui les encombre, afin de pouvoir repérer comment jusque-là il s’y comportait en maître.
Le maître de la jouissance
Commander l’Autre
Que découvrons-nous donc, par ce travail de la demande et de la non-demande du social, du parental et de l’analyste? Nous découvrons que l’enfant qui fait tant problème n’est que le maître de leur jouissance. Il est le maître de la jouissance de l’Autre, quel qu’il soit. Et c’est au fond cela que signifie «His Majesty the Baby», dans l’article de Freud : Pour introduire le narcissisme. Cela signifie qu’il tient la place du maître de la jouissance, et que de cette place, il prétend pouvoir commander à l’Autre.
Œdipe
L’analyse opère par conséquent un étonnant renversement : nous pensions que l’enfant devait correspondre au moi idéal que le social en propose, et nous découvrons que de ce social comme de tout Autre, l’enfant est maître de la jouissance. A cet égard, le mythe d’Œdipe présente au moins l’intérêt de poser une limite à cette maîtrise : il existe une femme, non seulement dont il ne doit pas jouir, mais dont la maîtrise de la jouissance lui échappe, puisque c’est d’un autre qu’elle dépend, qui est généralement le père.
Les parents portent plainte
Revenons, à partir de cette découverte, à l’analyse de la demande des parents. Que demandent-ils ou ne demandent-ils pas au psychanalyste, quand ils viennent le trouver apparemment pour le bien de leur progéniture? Ils viennent lui demander justice contre elle, pour reconquérir la maîtrise de leur jouissance : ils protestent d’en avoir été dépossédés par leur enfant. C’est aussi ce qui explique que lorsqu’ils parlent île lui, c’est d’eux qu’ils discourent, puisqu’ils supposent qu’étant leur idéale image en miroir, il les incarne.
Dissocier
L’élaboration de la demande-non-demande consiste donc en l’occurrence à décen- Irer les parents de l’enfant, à les dissocier de leur mutuelle et si primaire identification spéculaire et narcissique. Comment y parvenir autrement qu’en créant entre eux une (autre?) anticipation symbolique?
La chute de l’illusion
Parents et enfants se doivent d’être autres chacun à chacun, mais la chute de l’illusion soutenue d’un jeu d’images mutuelles et interchangeables n’est possible que une anticipation symbolique dégagée de cette illusion. La cure analytique n’est qu’une telle anticipation : tierce par rapport aux parents et à leur enfant, elle anticipe en pure logique ce que le transfert réalise en acte du devenir inconscient. L’enfant qui s’engage dans la cure l’investit pour partie positivement, mais par son engagement, il menace l’illusion qui le lie à ses parents, et pour parer à toute menace de leur part, il contre-investit également la cure d’un transfert négatif.
L’anticipation, en acte dans le transfert
Mais pour que cette inconsciente anticipation symbolique se réalise en acte par le Irunsfert, il faut que l’analyste réduise ce qui lui fait obstruction, ù savoir l’illusion que produisent l’image tout comme les imago.
- L’image
L’image se définit comme ce qui se rapporte au réel du corps, mais tel qu’un autre le réfléchit pour en produire YUrbild, l’original prototypique.
- L’imago
L’imago se soutient certes de l’image, mais la reprend en un schème, en un poinçon, que la logique épingle au fantasme inconscient.
- L’identification
Or la réduction de cette illusion, parce qu’elle relève de l’imaginaire, se complique de l’identification, à laquelle image et imago la corrèlent. En effet, l’identification amène celui qui s’identifie, à confondre de manière illusoire le trait unaire purement symbolique auquel il s’identifie avec les images et les imago qui en permettent l’incorporation par projection ou introjection.
- S’identifier à, et s’identifier quelque chose ou quelqu’un
Les parents s’identifient à leur enfant parce qu’ils se l’identifient, en supposant qu’il s’identifie à eux, tout en se les identifiant. A ce jeu où le trait s’échange à l’image, l’illusion ramasse en elle images et imago d’une part, identification d’autre part. L’analyste ne peut dégager l’enfant qu’il a en cure de ce chiasme, qu’en n’oubliant pas d’en sortir lui-même par le tiers terme qu’en constitue l’économie libidinale :
- Identifications et libido
Comment Lacan définit-il la libido? Il dit d’elle qu’elle est la notation symbolique, de l’équivalence entre les termes que s’échangent les identifications. Au sein des identifications imaginaires, la libido court d’une image à l’autre, en un échange qui ne tient aucun compte du réel ; au sein des identifications réelles, la libido permet au sujet d’investir l’autre auquel il rapporte son moi, en un échange qui peut laisser perdre ses images ; au sein des identifications symboliques enfin, la libido permet au sujet de prendre à son compte la structure même du discours de l’Autre [36].
- La logique de l’anticipation symbolique
Dans la mesure où l’identification relève en tout état de cause de l’anticipation symbolique, dans la mesure où son économie est libidinale, et cette libido symbolique parce que relative aux échanges entre termes équivalents donc échangeables, on peut en conclure que dès l’origine, l’économie libidinale d’un sujet relève et dépend de l’importance de ses anticipations symboliques. Nous savions que la libido est masculine, nous savons maintenant de quelle logique elle relève. C’est celle de l’anticipation symbolique, qui n’est dans le transfert et l’inconscient que celle du futur antérieur en acte.
- Anticipation symbolique et perte
Au sein des trois types d’identifications toujours quelque chose se perd : en jouant de l’anticipation symbolique, donc en prenant appui de l’économie libidinale qu’elle conditionne, l’analyste peut réduire le chiasme dont l’enfant est illusoirement aliéné.
fii référant tout échange symbolique à une perte. Perte d’objet dont l’élaboration est moins pénible, dès lors qu’elle s’inscrit dans un échange, ordonné par l’anticipation symbolique.
Demande de transfert et transfert de demande
La question de la libido permet tout naturellement de passer de la demande au lïimsfert. Qu’est-ce que le transfert? La réponse à cette question est importante; elle permet par exemple de pouvoir sortir de l’impasse des trois demandes spécifiées par I ’ Aulagnier (2] dans son article Demande et Identification. Selon leur adresse, elle y distingue trois types de demandes, auxquels toutes se ramènent : la demande à soi, la demande à l’autre, la demande à Dieu. Or justement le transfert leur ex-siste, et à ce lilre il en permet la translaboration, faute de laquelle elles perdent chacune toute i onsistance.
Le transfert
- Définition
Comment Lacan [37] définit-il le transfert? Il dit d’abord de lui qu’il est «l’amour, mais quand il est symbolique». Jamais il ne va revenir sur le caractère très général mais très remarquable de cette définition princeps, qu’il va par contre progressivement préciser, pour y introduire : l’inconscient, le langage, la sexualité, l’objet a, le désir et la demande. Cette précision atteint selon nous sa quintessence, non pas tant iIiims le Séminaire relatif au transfert, que dans celui qui traite un peu plus tard des iiatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : le Séminaire XI, de 1964.
- La réalité de l’inconscient est sexuelle
Il y déclare que «lé transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient»; mais cette réalité n’est pas que de parole, ni même seulement de langage : «la réalité de l’inconscient — vérité insoutenable — c’est la réalité sexuelle». Mais suffirait-il île soutenir alors que c’est par la réalité sexuelle que le signifiant fait son entrée dans li’ monde subjectif?
- Réalité sexuelle, signifiant, objet et désir
Non, il faut non seulement articuler cette réalité au signifiant, mais aussi à un objet, et un désir : «faisant référence ici à la fonction du petit a, (…) j’indique seulement une affinité des énigmes de la sexualité avec le jeu du signifiant». Ce jeu, comment le comprendre en dehors de la libido, qui est « la présence effective, comme Ielle, du désir»? Désir qui est le point nodal par quoi la pulsation de l’inconscient est liée à la réalité sexuelle.
- La demande
lin raison de ce nœud même, le désir est dépendant de la demande, qui le laisse courir dès lors qu’elle s’articule en signifiants. Dans la mesure où le discours analytique prend forme du discours de la demande, comment situer le désir dans le transfert?
- Le désir, c’est le désir de l’Autre
« Le désir, c’est le désir de l’Autre », lequel Autre participe de l’analyste autant que de l’analysant : «Il n’y a pas seulement ce que dans l’affaire l’analyste entend faire de son patient. Il y a aussi ce que l’analyste entend que son patient fasse de lui ». L’objet a devient en l’occurrence entre eux le discours analytique lui-même, celui qui au travers de la demande laisse émerger du désir.
La demande
- La fin de non-recevoir
Avec les parents, la demande est d’abord demande de transfert par lequel peut être reconnue leur non-demande ; les parents ne demandent rien : ils adressent même une non-demande à l’Autre social. Cette non-demande est littéralement une fin de non- recevoir, que l’analyste doit cesser de non recevoir.
- Recevoir d’abord les parents seuls
Il faut donc d’abord recevoir les parents seuls, sans leur enfant, pour que soit élaborée avec eux cette demande de transfert, inversant en non-demande un message venant de l’Autre.
- L’Autre sans qualité
A partir de cette inversion de la demande, il peut travailler avec eux l’équivalence qu’ils ont pu établir entre lui et le social, afin qu’il finisse par leur apparaître comme un Autre sans qualité, Autre sans attribut, Autre non qualifié pour faire ce qu’il a à faire. Pour finir là, il convient qu’il écoute très attentivement ce que ces parents disent, pensent et fantasment de F Autre social; comment ils s’y situent, y situent leur enfant et l’analyste; et surtout comment ils y situent ou non leurs anticipations.
- La non-demande de maîtrise infantile
Une telle élaboration de la non-demande suffit à elle seule à justifier que ne soient d’abord reçus que les parents; une seconde justification vient cependant renforcer une telle analyse : il ne s’agit pas de prétendre vouloir réduire la maîtrise de l’enfant sur la jouissance, et en même temps contradictoirement, de lui permettre de tout savoir sur tout, de ne laisser à ses parents ni espace, ni temps qui leur soient propres.
- L’enfant en attente
L’enfant doit donc être en attente, non pas en souffrance, mais en attente; attente dont il peut être question dans les échanges avec ses parents. Qu’en disent-ils, chez eux, à leur enfant? De quel non-dit l’analyse est-elle éventuellement marquée? Quelle identité est attribuée en famille au psychanalyste? Que se disent-ils entre eux de la demande, de ce qui n’est pas demandé, de ce qui fait énigme dans tout cela?
- Absence, présence, mais dans la parole uniquement?
Nous ne reprendrons pas ici tout ce que nous avons théorisé de la demande-non- ili’iiiunde; mais au fond, dans le cadre de l’élaboration avec les seuls parents, ce qui toile prendre tout un relief d’anticipation symbolique et signifiante dans les échanges livre eux, c’est leur enfant et son analyse, bien présents dans leurs discours, mais de (l’y pouvoir justement prendre place que d’être réellement absents. Jeu de l’absence « i île la présence, jeu du réel et du symbolique, qui anticipent pour les parents comme I « mu l’enfant, en quel type d’absence la présence peut faire retour.
- De la demande de transfert au transfert de la demande
Ainsi l’élaboration psychanalytique peut-elle progressivement faire passer la demande de transfert des parents au transfert sur la demande pour leur enfant, comme mu sa propre demande-non-demande, et sur le contrat analytique organisant le cadre de sa cure. Pour le mettre en œuvre, le praticien y met bien sûr la condition il entendre au préalable l’enfant, et pour l’écouter, il le reçoit seul sans ses parents.
Contrat et transfert sur la cure
Le contrat analytique
- Conjonction et disjonction contractuelles
I ,e contrat analytique est la première mise en acte transférentielle de la réalité de l’inconscient des parents et de leur enfant. Mais si elle en est la première, elle en est niissi la dernière puisqu’ils sont simultanément conjoints et disjoints par cet acte, qui ri.lit pour chacun d’eux impossible s’il n’était devenu symbolique par toute l’élabo- i ni ion de la demande.
- Le secret
Quand commence en effet la cure de leur enfant, ce qui s’ouvre alors pour lui sur ni ni devenir, se referme implacablement pour eux sous le sceau du secret. Même si • li . rencontres avec eux sont ensuite pensables et possibles pour l’analyste (rencon- lies auxquelles l’enfant ne peut participer puisque sa cure étant en cours, aucun retour .1 ee qui l’antécédait n’est pour lui possible), en aucun cas le secret n’est avec eux partagé.
transfert sans savoir sur la cure
Le secret ne manque pas de poser problème aux parents, qui vont devoir sans savoir, investir la cure de leur enfant. Même si l’expression n’est pas très heureuse, il leur faut bien faire comme un transfert sur cette cure. C’est à notre sens afin de pouvoir en analyser quelque chose, et d’en prévenir les effets trop négatifs (comme d’éventuelles interruptions ou des accès dépressifs), qu’il est utile de pouvoir recevoir les parents durant la cure de leur enfant.
Pour conclure
Le signifiant de la demande, c’est évidemment du côté du désir qu’elle exprime cl de l’identification qui en est l’autre scène, qu’il est repérable. Cela rend compte de lu difficulté d’en traiter hors du champ du transfert, dont justement elle circonscrit le bord. Elle se présente cependant partout : de partout elle tend à déborder le cadre, Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elle se soutient du désir, de ses objets et de la jouissance? En réguler le fonctionnement, tel est le travail de l’analysle, travail qu’il ne peut ordonner qu’à sa fonction : le transfert.
Élaborer la demande n’entraîne évidemment pas que l’analyste doive y répondre en y débordant à son tour. Ce n’est d’ailleurs pas un casse-tête pour lui que de n’y pas répondre, car aucune demande ne peut connaître de réponse qui la satisfasse : à cet égard elle est toujours non-demande. Tel est l’enjeu et le jeu de la demande : jouer tout autant que présenter un certain jeu.