La crise de l’ego
La France mélancolise et part à la dérive des émotions négatives, ce qui expliquerait l’embouteillage des services de psychologie et de psychiatrie. Une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) fait état de 1,2 million de Français suivis pour troubles psychiques. En milieu hospitalier, ce sont les hommes les plus nombreux (56 %), et, dans les consultations, les femmes qui prédominent (62 %). La sur-consommation française de médicaments à visée psychiatrique est bien connue et a été analysée en détail. Elle a été rattachée au lobbying de l’industrie pharmaceutique et aussi à une société où l’excès de consommation de toute chose est devenu une règle de vie. Nous assistons désormais à un accroissement de la demande psychothérapique, ce qui tendrait à prouver que le mal français ne s’arrange pas, mais se déchante sur tous les tons.
Recherche de soi ou recherche d’emploi?
Les psys sont partout, sans pourtant être toujours les bienvenus et se disent eux-mêmes en crise. L’école et la justice sont des terrains de mésentente où ils sont requis d’exercer leurs talents. Dans le monde du travail, aussi, les psys, toutes tendances confondues, sont omniprésents. Il est évident qu’ils peuvent aider à la résolution des conflits et apporter un soutien psychologique. Pourtant, la psychologisation des problèmes du travail commence à susciter des critiques. Cette « psymania » n’est pas toujours bien accueillie, car elle représente dans certains cas une invasion du domaine privé. Les psys et la psychologie peuvent être, et sont parfois, utilisés d’une manière perverse. Il ne suffit plus de licencier pour raisons économiques, il faut encore que les personnes licenciées le soient sous la pression d’une « psychologie » qui les rende responsables de leur déconvenue. En voici un exemple.
Gérald arrive en consultation, adressé par une amie psychologue. Âgé d’une quarantaine d’années, sorti d’une bonne école de commerce, c’est un cadre supérieur brillant qui a dépassé de 30 % les objectifs fixés par la maison mère. Il vient consulter car il a été remercié. Il a passé de nombreuses années à servir cette entreprise, dans laquelle il s’est totalement investi, et il ne comprend pas la déloyauté dont il est victime. La DRH a abouti à la conclusion qu’il avait des « problèmes », qu’il était « trop perfectionniste », « trop impliqué »… Gérald n’est pas dupe du prétexte de son licenciement, qui permet de mettre la main sur les liquidités de la filiale et de diminuer le personnel. Cependant, il voudrait rectifier certains aspects de sa personnalité pour la recherche d’un emploi futur. Son oisiveté temporaire a accentué ces traits de caractère et sa famille commence à s’en plaindre.
Gérald dépose tout de suite son fardeau sur la table. Il s’agit d’un profil psychologique établi à l’usage des entreprises selon une échelle américaine. Il me demande avec inquiétude ce que j’en pense. Ce profil d’aptitude, qui n’a pas de validation française, m’apparaît d’une grande banalité et pouvoir être interprété en fonction des désirs de son commanditaire. L’entretien et les échelles psychologiques, validées en France, que je lui fais passer ne montrent pas de dépression ou d’anxiété notable. Il est rassuré, mais il semble avoir du mal à admettre que n’importe quel trait psychologique aurait pu être utilisé pour justifier un licenciement et que cette décision a peu à voir avec sa personne. Finalement, il souhaite quand même faire « quelque chose ». Comme il semble troublé et qu’il insiste, je l’adresse à une collègue spécialisée dans les groupes de gestion du stress et d’affirmation de soi.
Le psychologiquement correct:
Partout on recommande de prendre l’avis d’un psy, non seulement en cas de problèmes graves, mais aussi pour des événements de vie naguère tolérés. Parfois l’appel au psy devient un réflexe comme si tout événement de la vie devait aboutir à un débordement des capacités d’adaptation et exigeait écoute et prise en charge. Cela entraîne une certaine confusion des rôles, chacun voulant se montrer psychologiquement correct et se conformer à la croyance selon laquelle la psychologie atténue la dureté des temps. Alors que des solutions pratiques pour les problèmes de la vie courante (chômage, violence, etc.) seraient plus efficaces, y compris psychologiquement.
Le coût de cette psychologisation tous azimuts est très important pour des résultats plus que minces. Il est probable que cette attitude trop systématique soit dangereuse pour ceux qu’en toute bonne foi on cherche à aider. Examinons la doctrine du « debrie- fing » obligatoire, qui a été longtemps vantée en France. Le « debriefing » est une intervention immédiate qui a lieu dans les deux ou trois jours suivant l’événement. Intervention brève de trois à six heures en général, elle consiste à faciliter l’expression des sentiments et des émotions. Mitchell, officier de pompiers américain, a proposé un protocole en groupe qui comprend sept phases d’inspiration militaire, d’où le terme de « debriefing » :
1. Introduction. 2. Les faits. 3. Pensées et impressions. 4. Réactiver les réactions émotionnelles. 5. Normalisation. 6. Planifier le futur.7. Désengagement. Cette méthode a été prônée en cas de sinistre collectif, de catastrophe naturelle ou d’accident grave. Elle se propose d’assurer une thérapie d’urgence et de prévenir le stress post- traumatique.
Cette politique de « debriefing » systématique qui a été menée en Angleterre a été évaluée dès 1998. Le suivi d’études contrôlées, qui vont jusqu’à trois ans, a montré que le stress post-traumatique chronique était plus fréquent chez les personnes qui avaient suivi un « debriefing », que chez celles qui n’en avaient pas suivi. C’était la première fois qu’une méthode psychothérapique se révélait pire que le fait de ne rien faire.
En fait, le « debriefing » représenterait un second traumatisme pour certains patients, et sa brièveté pourrait sensibiliser les sujets les plus fragiles en fixant le traumatisme dans la mémoire. Il ne devrait donc être ni imposé ni utilisé systématiquement. Il faudrait lui préférer le « désamorçage » ou « defusing » qui consiste simple ment à stabiliser l’environnement, à dédramatiser sans chercher à provoquer une activation intempestive des réactions émotionnelles. Cependant, le « defusing » n’a pas encore été véritablement évalué. De toute manière, dans un délai d’un mois, la très grande majorité des réactions post-traumatiques s’estompent chez plus de 80 % des personnes exposées, tous risques confondus. Autrement dit, il convient d’abord de laisser faire la nature et les processus spontanés, en les aidant discrètement.