La crise des systèmes et le déclin de la pensée centrée sur les écoles
Un dernier point important pour la compréhension des moyens et méthodes actuels de traitement des troubles psychiques doit être abordé : la crise des systèmes et le déclin de la pensée centrée sur les écoles. Ce phénomène apparaît de plus en plus nettement.
À la fin des années 1960, le domaine de la psychothérapie était dominé par trois écoles proposant trois systèmes fermés (la psychanalyse, la thérapie rogérienne et la thérapie comportementale). La majorité de leurs adeptes s’efforçaient de mener leur thérapie selon les règles de l’école et n’avaient guère de contacts avec d’autres façons de voir les choses. Depuis les années 1980 environ, cette situation a changé et évolue vers une attitude plus souple : d’une façon de voir les choses qui était centrée sur les écoles vers une perspective centrée sur les problèmes dont souffrent les patients. Les raisons de ces changements se trouvent dans les développements de la psychologie générale (le « tournant cognitif »), la critique adressée de l’extérieur et de l’intérieur aux divers systèmes, ainsi que dans la recherche sur les effets des psychothérapies et la demande croissante, de la part des patients aussi bien que des institutions de soins de santé, que ces thérapies soient efficaces et efficientes.
En psychanalyse, on a vu ainsi apparaître des fissures dans le bloc monolithique du système orthodoxe. Des critiques et des doutes, qui antérieurement venaient de l’extérieur, commençaient à se faire jour et à s’entendre au sein même de la maison. Elles ne concernaient plus seulement l’anthropologie implicite (c’est-à-dire la vision de l’homme) ou la métapsychologie (c’est- à-dire la théorie générale de la psychanalyse), mais également des points de grande importance pour la clinique et pour la thérapie. Ainsi, après Eysenck et Nagel, des psychanalystes comme Loch et Spence (et avant eux déjà Glover) en venaient à une vue plus critique des concepts et du statut scientifique de la théorie psychanalytique. Des hypothèses fondamentales, comme la métaphore archéologique de Freud (selon laquelle le psychanalyste découvre la vérité historique à la façon d’un archéologue), ses conceptions de l’« association libre » des patients et de l’« attention flottante » du thérapeute, la conception psychanalytique classique de la vérité de l’interprétation, ont été ébranlées dans leurs fondements (Grünbaum, 1979 ; Loch, 1977 ; Ricœur 1977 ; Spence, 1982). S’y ajoute la recherche clinique empirique de quelques psychanalystes anglo-saxons qui mettaient en question les conceptions cliniques classiques sur les effets et les processus thérapeutiques de la psychanalyse. Ces critiques théoriques et recherches empiriques ont contribué à ouvrir les portes et fenêtres de l’édifice dogmatique et rigide à la clinique et à la recherche contemporaines et à y sensibiliser également ses habitants.
La thérapie comportementale, elle aussi, bien que plus jeune, a connu une évolution semblable au cours de laquelle ses articles de foi du début ont reçu un statut plus empirique. Ici également la critique de la théorie des sciences et la recherche empirique ont modifié le paysage. Alors qu’Eysenck (1959) justifiait encore la supériorité théorique de la thérapie comportementale en affirmant qu’elle était dérivée de la théorie de l’apprentissage et « d’études expérimentales spécifiquement conçues pour vérifier la théorie de base et les déductions faites à partir d’elle », Berger & Me Gaugh (1965) trouvent cette dérivation plutôt métaphorique. London (1972) parle déjà de « la fin de l’idéologie dans la thérapie comportementale » et Westmeyer (1977) montre dans une analyse approfondie qu’il ne s’agit pas d’une « application » de théories du comportement, mais de « pratique contrôlée ». Comme le montrent des travaux ultérieurs, ni l’origine des névroses ni leur traitement peuvent plus s’expliquer aussi simplement qu’il paraît chez Wolpe, par le schéma du réflexe conditionné, sa généralisation et son extinction. Assez rapidement, on ne travaillait d’ailleurs plus seulement le « comportement observable », mais on élargissait le répertoire thérapeutique par des « représentations imagées » et des cognitions (c’est-à-dire des idées, des pensées, des représentations, des images). C’est ce qui conduisit à ce qu’on a appelé la thérapie comportementale cognitive qui, à son tour, a déjà fait l’objet de critiques de fond, Zajonc (1980) faisant remarquer que les cognitions ne précèdent et ne déterminent pas les sentiments et le comportement, mais sont plutôt encodées et traitées par d’autres structures nerveuses. Et finalement, on a même contesté les excellents résultats thérapeutiques du début — Wolpe (1958) fait état de 89,5 % de patients « guéris ou très améliorés ». À ce sujet, Lazarus (1971) révélait que ses déceptions avec ses propres cas étaient la raison pour laquelle il avait développé sa « thérapie multimodale ou à spectre large » ; Smith, Glass & Miller (1980) n’ont pas trouvé de supériorité générale de la thérapie comportementale ; Kazdin (1979), Kazdin& Wilson (1978) l’ont trouvée supérieure pour certains troubles seulement, comme par exemple les phobies et les obsessions/compulsions, et Marks (1976) estimait même
que, pour beaucoup de patients adultes cherchant une thérapie, la thérapie comportementale n’est pas indiquée.
Le système de Cari Rogers, la thérapie non directive, a également connu des développements importants, comme il ressort de Lietaer et al. (1989), de Sachse (1992) et de Sachse&Maus (1991). Ces derniers auteurs présentent un concept très élargi de la compréhension empathique et un répertoire de possibilités d’interventions thérapeutiques plus étendu.
Au moment même où ces critiques externes et internes aux systèmes se faisaient plus insistantes, quasi comme phénomène concomitant, se dessinait à côté des tentatives de rénovation, un regain d’intérêt pour le pluralisme, l’intégration des différents systèmes, l’éclectisme, et pour la recherche. Tant la littérature professionnelle que les travaux de recherche montrent que cet intérêt s’est développé de façon nette au cours des années 1980 ; les ouvrages de Goldfried (1980), d’Arkowitz& Messer (1984), de Beitman&Klerman (1991) en sont des exemples. La fondation de la Society for the Exploration of Psychotherapy Intégration (SEPI, 1983), qui a suscité depuis lors un intérêt croissant, va dans le même sens. Le titre du récent symposium régional de l’Association mondiale de psychiatrie (septembre 1993) « The ManyFacets of Psychiatrie Treatment and theirRationale » indique que cet intérêt n’est pas près de s’éteindre. Le président du symposium le justifie comme suit : « À une époque où le coût des soins de santé mentale devient un fardeau non seulement en Allemagne, mais dans la majorité des pays de l’Ouest, il est particulièrement important de connaître et d’utiliser les thérapies les plus efficaces. »
Pour les défenseurs du pluralisme qui commencent à reconnaître d’autres systèmes, il s’agit d’admettre des différences en matière de vision de l’homme, de valeurs et de méthode, de conserver l’originalité du système, d’étendre les points forts et de diminuer les points faibles. Pour ces auteurs le monde est multiple et ne peut être cerné par un seul système. Une synthèse ne leur paraît ni possible ni souhaitable et d’ailleurs serait irréalisable en pratique. Messer &Winokur (1984) écrivent concernant la psychanalyse et la thérapie comportementale :
« Il y a certains points dans une thérapie où le thérapeute doit décider s’il doit encourager l’action ou continuer l’exploration, s’il y a lieu d’écouter et d’interpréter ou de mettre en question les suppositions irrationnelles et de faire des propositions spécifiques. Ce sont là des possibilités qui s’excluent mutuellement. Des perspectives et des vues différentes poussent le thérapeute dans des directions différentes. »
Cette attitude en reste, à vrai dire, à la croyance au système, mais elle reconnaît et c’est ce qui la distingue de la pensée centrée sur les écoles antérieure
qu’il y a différentes façons de voir qui ont, elles aussi, leur raison d’être.
La deuxième attitude en cette matière prenait son point de départ surtout dans l’hypothèse de l’équivalence des effets thérapeutiques résultant de la recherche sur l’évaluation et dans l’étude des facteurs thérapeutiques. L’hypothèse de base est ici celle des facteurs thérapeutiques non spécifiques, des facteurs communs. Dans cette perspective, il s’agit alors d’étudier et de maximiser non pas les différences entre écoles, mais bien les points communs, car ce sont les facteurs communs qui produisent l’effet thérapeutique.
Alors que les points de vue esquissés ci-dessus partaient de la question : « Qu’est ce qui sépare les écoles » ou « Qu’est-ce qu’elles ont en commun ? », le point de départ d’une troisième perspective est la question : « Quelles mesures prises par quel thérapeute sont les plus efficaces chez quel patient ayant quel problème ? » C’est la façon de voir qu’on peut qualifier d’« éclectisme technique », et qui, si elle est poursuivie de façon systématique et critique, s’avère être la plus intéressante tant pour la recherche que pour la clinique (et donc pour le patient). Elle a fécondé non seulement la recherche diagnostique (description et classification des problèmes et des patients) et la recherche sur les effets thérapeutiques (les problèmes du spectre des effets), mais aussi la recherche sur les processus (le développement de manuels de thérapie et la microanalyse des processus thérapeutiques) et elle a revivifié les recherches sur l’indication. Les cadres de références théoriques de leurs représentants sont de types divers (par exemple Lazarus, 1976 ; Garfield, 1980 ; Beutler, 1983) ; ce qu’ils ont en commun, toutefois, c’est que le choix et la combinaison des méthodes de traitement sont basés autant que possible sur la recherche empirique et sont rationnellement fondés.
Ce déclin de l’intérêt pour les écoles et les systèmes a également conduit sur le plan de la pratique thérapeutique à plus d’ouverture, à l’introduction de techniques provenant d’autres approches. Le développement de combinaisons de traitements spécifiques pour certains problèmes et troubles et, parallèlement, l’élargissement du répertoire des méthodes et techniques s’en sont trouvés favorisés. Aujourd’hui, bien plus rarement qu’antérieurement, on se contente d’une formation en thérapie rogérienne, en psychanalyse ou en thérapie comportementale ; on acquiert plutôt des compétences supplémentaires par une spécialisation et une formation continue dans des méthodes de traitement orientées vers les problèmes. Il ne s’agit naturellement pas de se former en même temps dans plusieurs écoles (cela n’est guère possible et il faut avoir un point de vue et un enracinement), mais il s’agit de connaître les différentes méthodes qui ont fait leurs preuves dans le traitement d’un problème clinique et d’acquérir les compétences nécessaires pour les mettre en oeuvre. Comme nous l’indiquions antérieurement (Huber, 1992), c’est ce qu’un patient est en droit d’attendre lorsqu’il consulte un professionnel.