L’autisme : pathologie de la construction de l’interaction
Avec le petit groupe de Toulon, nous avons tenté d’introduire des observations plus diachroniques.
Le protocole d’observation est le suivant : l’enfant est amené dans sa salle habituelle de jeu, à son heure habituelle. Une caméra à poste fixe tourne toute seule et enregistre ce qui se passe dans son champ. Dix minutes plus tard, son psychothérapeute entre, s’assoit près des jouets convenus (une boite, des cubes, un ballon rouge et un catalogue). Il a pour consigne expérimentale d’être là sans dire un mot. Dix minutes plus tard, à un signal convenu, il se met à parler librement.
Nous analysons ces cassettes, cinq items choisis parce qu’ils nous ont paru pertinents et surtout plus faciles à analyser :
1) Les déplacements de l’enfant ;
2) Les mimiques faciales ;
3) La structure de ses émissions vocales ;
4) Le pointer du doigt ;
5) L’introduction d’un tiers.
• Les déplacements :
Lorsque l’enfant est seul, il s’oriente vers le centre de la pièce où sont disposés les jouets. Puis il va taper avec la main contre un endroit précis du mur. Puis il va se coller contre la porte d’entrée. Puis il revient près des jouets. Au bout de dix minutes, le traçage de ses déplacements finit par dessiner un grand triangle dans la pièce.
Quand le psychothérapeute (expérimentalement mutique) s’assoit, lui aussi près des jouets, l’enfant change radicalement d’appropriation spatiale : au bout de dix minutes ses déplacements ont dessiné un arc autour du thérapeute.
Quand le thérapeute reçoit le signal de parler, l’enfant s’assoit près de lui ou parfois même vient se coller contre lui.
• Le regard :
Dans aucun de ces trois scénarios, il n’y a eu de rencontre de regards. Ce qui n’empêche que dans le scénario 3 (thérapeute parlant), l’enfant a bougé la tête latéralement et verticalement comme s’il avait balayé un arc de cercle à l’intérieur duquel se trouvait le thérapeute.
• Les émissions sonores :
Elles ont été les plus « parlantes ». L’analyse spectrale du cri transforme le son en image où l’on peut très facilement voir la structure biophysique du cri.
Lorsque l’enfant est seul, le cri est carré : l’intensité est moyenne ; il y a autant de basses fréquences que de hautes fréquences ; la fondamentale est médiane à 400 Hz, sorte de stéréotypie vocale, un peu plus grave quand l’enfant est plié, un peu plus haut quand il est en extension.
En co-présence du psychothérapeute mutique, l’intensité diminue, la fondamentale se déplace vers la gauche (300Hz), indice biophysique d’apaisement, car tous les cris d’alerte sont riches en hautes fréquences.
Dès que le thérapeute se met à parler, l’intensité devient variable, rythmée par des silences, la fondamentale se déplace vers la gauche (BF) et surtout une prosodie apparaît.
Dans une autre observation, il a suffi de faire rentrer la mère pour voir aussitôt les émissions vocales devenir intenses, et la fondamentale se déplacer vers la droite, lieu des hautes fréquences, indices biophysiques de tension anxieuse des émissions sonores, dans tout le monde vivant. Mais la prosodie a été conservée. On peut interpréter ce cri en disant que l’émotion de l’enfant est extrême, côtoyant l’angoisse, mais que le maintien de la prosodie témoigne d’une communication intentionnelle dirigée vers la mère.
Analyse de l’ontogenèse des émissions vocales :
Nous avons ensuite analysé les cris des cassettes familiales naïves lors des fêtes et des premiers mois, enregistrées trois à quatre ans avant le diagnostic d’autisme. Nous avons comparé la structure de ces cris avec ceux d’une population d’enfants qui eux, plus tard ont parlé.
Dès le 4ème – 7ème mois, les enfants qui vont parler manifestent une «signature » des cris. C’est-à-dire que la structure biophysique du cri caractérise cette voix-là, quelle que soit I c motion exprimée ou quel que soit le contexte.
Sur les cassettes familiales, cette signature vocale n’a pas été n trouvée au 4ème mois chez les enfants autistes.
Peut-on interpréter cet indice, en disant qu’il n’y a pas de « Moi vocal »? Il y a déjà une échovacalie, comme plus tard il y aura une écholalie, témoignant de la non-clôture sensorielle du Moi ?
• Le pointer du doigt :
Dans toutes nos observations spontanées, nous n’avons jamais vu apparaître de gestes désignatifs, ni avec le menton, ni avec I’index. Dans les rares cas où nous avons observé un pointer de l’index, il n’était pas opérant parce que l’enfant pointait sur objet et dirigeait son regard, à l’opposé, si bien que l’interlocuteur ne pouvait pas comprendre le message ;
Alors qu’un enfant qui s’apprête à parler, est capable dès le 12ème -13ème mois de réaliser un ensemble comportemental qui agit sur l’autre. La situation éthologique consiste à observer l’ontogenèse du pointer du doigt dans une population au hasard d’enfants14.
Avant le l0ème mois, 6 % des enfants tendent la main vers l’objet convoité, parfois en pointant du doigt, parfois en pointant des index des deux mains. Mais vers le 12ème – 13ème mois, l’ensemble comportemental désignatif est maîtrisé. L’observation dirigée consiste à placer l’enfant face à un objet convoité inaccessible, et en présence de la figure d’attachement.
On voit alors se mettre en place un ensemble comportemental désignatif : la pronosupination est précise avec un index et non pas avec tous les doigts ; le regard s’oriente vers la figure d’attachement ; et les émissions vocales tentent déjà de donner aux sons la forme de proto-mots (papon = bonbon ; neuneuneu = nounours). Cet ensemble comportemental, précis, orienté dans l’espace, a pour fonction d’agir sur les représentations de l’autre. Alors que, taper sur l’autre ou crier intensément dans les hautes fréquences a pour fonction d’agir sur l’autre. L’enfant qui désigne, sait agir sur les représentations de l’autre, ce géant affectif, pour le faire agir dans son propre intérêt. Le pointer du doigt peut donc être considéré comme le premier geste sémiotique. L’enfant, bien avant la parole adulte (en tant que maîtrise du signifié et de la double articulation) a compris qu’avec un simple geste de l’index, il peut piloter le regard de l’autre et manipuler son monde mental afin de le faire agir. Cette attention conjointe le prépare à la parole adulte, et témoigne de la mise en place de son empathie, aptitude à visiter le monde d’un autre.
Un enfant autiste, terrorisé par le regard de l’autre qu’il éprouve, peut être comme une pénétration terrifiante, ne peut pas agir par le regard.
D’ailleurs, tous les enfants soutiennent le regard tant qu’ils ne parlent pas. Mais dès que leur parole devient adulte, ils manifestent près.
La contre expérience est réalisée par la situation naturaliste des aphasies et des démences type Alzheimer. Au moment où les aphasiques perdent la parole, ils ne comprennent ni les gestes désignatifs, ni même les gestes iconiques. Ils regardent le doigt qui pointe et non plus la chose indiquée, prouvant ainsi la perte de leur aptitude à faire signe. Alors que les déments, au début, lorsqu’ils perdent l’accès au mot, compensent par un hyper accrochage du regard, une vocalité sans forme (Tss…, Hooh…) et une augmentation du pointer du doigt.
Donc cet évitement du regard, si banal en clinique de l’autisme, témoigne en fait d’un trouble de l’ontogenèse de la parole. Et probablement, explique aussi la gestualité grotesque des enfants autistes, parce que parler allège le corps. Et ceci n’est pas une métaphore. Lorsqu’on parle avec les personnes qui retrouvent la parole après avoir eu un accident ischémique transitoire, ils décrivent leurs heures sans paroles comme un mur, un tombeau, une adhésion aux choses, «j’étais collé à ce que je percevais» disait un psychanalyste qui avait eu un A.I.T. Dès qu’ils retrouvent l’usage de la parole adulte, la sensation de leur corps redevient légère et l’espace éprouvé redevient immense puisqu’ils redeviennent capables d’habiter un monde au loin : « j’étais chaussé de bottes de sept lieues » disait le psychanalyste, parce qu’il éprouvait une sensation déclenchée par une représentation verbale.
L’hypothèse que nous proposons, c’est que toute la sémiologie comportementale des enfants autistes s’organise autour d’un trouble de l’ontogenèse de la parole. D’abord parole sensorielle, le versant matériel du signe est perçu par ces enfants avec étrangeté puisque dès les premiers mois, ils ne répondent pas aux signaux habituels. Puis la parole sera perçue avec angoisse dès qu’elle devient représentante, c’est-à-dire adulte, car le non-accès au geste sémiotique désignatif du 12-13ème mois permet de comprendre que, dès que l’enfant élargit son espace, il éprouve un vertige anxieux. Or, le geste désignatif, comme plus tard la parole adulte élargit jusqu’à l’infini le sentiment d’espace.
• Introduction d’un tiers :
On peut rendre observable cette idée quand on sait à quel point les relations dyadiques sont possibles. Il suffit d’apprendre à décoder les comportements des enfants autistes : approches spatiales, regards en passant, structures graves et mélodieuses des émissions vocales, en présence d’un adulte tranquillisant. Alors que toute tentative de relation triadique (changement de pièces, changement d’objets, apparition d’un tiers, présentation d’une information absente) déclenche une activité autocentrée, un auto-contact ou même une auto-agression qui prend un effet tranquillisant en recentrant tant l’élargissement de l’espace provoque en eux une sorte de vertige anxieux.
Il arrive souvent que nos enfants en parlant, jouent à se déclencher de petites angoisses avec la représentation des mots : « rien – vide- néant- infini- mort », nous permettant de comprendre qu’une représentation verbale déclenche une sensation physique.
Les relations dyadiques sont possibles quand l’adulte est tranquillisant.L’enfant colle à ce qu’il perçoit, comme toute personne qui n’a pas accès à l’usage des mots, mais la familiarisation apaisante est possible. En revanche, dès qu’un tiers apparaît, tous les comportements de frayeur et de quête d’apaisement sont exacerbés: évitement du regard, comportements autocentrés, périphérisation, stéréotypies, et même auto-agressions.
L’apprivoisement du tiers peut offrir une méthode thérapeutique, par familiarisation lente en présence de la figure d’attachement : le psychothérapeute familiarisé invite très lentement un autre psychothérapeute. Les concordances entre les cliniciens psychanalytiques et les observations directes éthologiques sont grandes. Après une recrudescence passagère des retraits autistiques, toutes les observations notent une augmentation des expressions communicatives : les regards sont plus longs, des gestes désignatifs apparaissent, des dialogues d’émissions vocales et même quelques préludes sont effectués avec des échanges d’objets et des ébauches de sourire.
Vidéo : L’autisme : pathologie de la construction de l’interaction
https://www.youtube.com/watch?v=6vl5F_O8b38