Freud et Breuer
C’est en 1893 que S. Freud et J. Breuer font connaître « une nouvelle méthode d’étude et de traitement des phénomènes hystériques ». Il s’agit d’une technique basée sur l’hypnose et la catharsis inventée par Breuer. Ce dernier est un médecin autrichien renommé, Freud suit ses cours sur les affections rénales, Breuer sympathise et l’aide à s’installer. Ils communiquèrent ensuite au sujet de patientes hystériques, jusqu’à publier ensemble l’ouvrage fondateur Les Études sur l’hystérie, présentant la technique, plusieurs cas, et les réflexions et développements proprement freudiens. Mais des désaccords apparurent entre eux, Breuer ne suivant pas les ambitions de Freud, ni la théorie de la séduction développée par ce dernier. En 1896 c’est la rupture.
La théorie de la séduction : un traumatisme initial
Les premiers travaux de ces deux auteurs mirent en évidence le poids des traumatismes refoulés, donc rendus inaccessibles, mais exerçant toujours une action pathogène sur le patient, à l’origine des symptômes observés, notamment chez les hystériques. L’idée première était que les abus sexuels étaient à l’origine de la névrose, selon la théorie de la séduction. Mais, par la suite, Freud considéra plus généralement la sexualité comme source de traumatismes psychiques, de fantasmes, et de réactions de rejet hors de la conscience d’un certain nombre de représentations désagréables ou intolérables. Il considéra alors que la réalité physique du traumatisme n’était pas toujours démontrable et qu’une réalité fantasmatique, psychique, pouvait, de la même façon, produire le rejet hors de la conscience, et donc aussi l’apparition des symptômes. C’est ainsi qu’en 1897 il renonce à cette première théorie de la séduction, ou de la » neurótica », comme il l’appela.
À partir de ce moment le débat à propos du traumatisme, entre réalité matérielle et réalité psychique, n’a jamais fini d’être posé, avec le risque soit de voir suspecter des abus sexuels à toute occasion, soit de confondre fantasme et réalité. Ou bien, à l’opposé, de ne considérer que la réalité psychique et de négliger ainsi des situations véritablement traumatiques. Nous y reviendrons dans la troisième partie de l’ouvrage à propos des critiques faites à la psychanalyse.
Se souvenir, se remémorer
J. Breuer et S. Freud sont à la recherche d’une cause à l’hystérie, un événement dont la patiente a perdu le souvenir, un événement à rechercher dans l’enfance. L’idée est que les symptômes observés: névralgies, anesthésies, contractures, convulsions, paralysies, anorexies, vomissements, troubles de la vue, etc., sont tous en rapport avec cette cause.
L’expérience quotidienne nous a tous amenés à observer de ces relations directes entre une émotion, une représentation et un comportement physique : un dégoût moral donne envie de vomir, par exemple. De même les effets d’une émotion désagréable au cours d’un repas ont souvent des conséquences immédiates sur la digestion, voire même précèdent celle-ci par une sensation de nausée ou des vomissements. Et ces symptômes peuvent eux, demeurer ensuite un certain temps, hors contexte. Ces connexions peuvent donc être directes, facilement observables, comme les précédentes. Elles peuvent dans certains c as être plus complexes, et conjuguer plusieurs traumatismes, ou un traumatisme à répétition.
Ces auteurs ont observé que la condition de la disparition du symptôme est, non seulement de retrouver l’incident, le trauma initial, mais encore l’intensité de l’affect qui y fut associé. La représentation seule ne délivre pas du symptôme. Ce souvenir ne suffit pas, il faut se remémorer, retrouver la situation dans son intensité. On pourra, par exemple, se reporter à la vignette clinique « Brigitte et la prise de sang » rapportée dans la rubrique « Actes manqués » (p. 74).
C’est la découverte de l’importance de la mémoire. Ces auteurs écrivent en 1895 : « C’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique ». Car il s’agit d’une mémoire indisponible pour le sujet, une mémoire qui lui échappe. Et ce à tel point que le souvenir maintenu ainsi hors de la conscience garde toute l’acuité sensorielle et émotionnelle du premier moment. Il n’est touché ni par l’usure du temps ni par les aménagements dus au travail psychique.
Toute réaction immédiate ayant été entravée, la décharge émotionnelle (pleurs, colère, etc.) n’a pu se faire, ni l’intégration de l’événement dans le cours des idées (verbalisation). Il s’est créé une dissociation entre le Moi conscient et cette partie maintenue à l’écart. Cette forme de seconde conscience a été comparée à l’état hypnoïde dont nous avons tous l’expérience dans le rêve ou plus encore dans le somnambulisme, mais aussi, dans un état particulier de rêverie diurne… tous ces états se distinguant nettement de l’état de veille normal. Ils constituent une sorte de terrain d’accès à cette forme de dissociation. Dans l’accès hystérique, cet état second prend le dessus.
Nous terminerons cet aperçu historique des premières phases de la découverte de la psychanalyse par l’évocation d’un des tout premiers cas, fruit de la collaboration de Breuer et Freud, à l’origine de la création d’une nouvelle méthode de soin : la psychanalyse.
La Talking Cure (cure par la parole)
C’est Josef Breuer qui découvrit la Talking Cure (cure par la parole) et le « théâtre intérieur » de l’hystérique lors du traitement d’Anna O. Je vous propose de visiter quelque peu en détail la première œuvre commune de ces deux cliniciens, Breuer et Freud, dans laquelle se dessine ce qui sera la démarche psychanalytique. Il s’agit des Études sur l’hystérie, ouvrage écrit en 1893. Anna O. est la patiente qui découvre le pouvoir de la parole et nomme sa thérapie Talking Cure.
Anna 0., un cas exemplaire
Anna a vingt et un ans, c’est une jeune fille intelligente, vive, imaginative et critique à la fois, énergique, persévérante, sociable et compatissante qui, jusque-là n’a présenté aucun trouble, malgré quelques antécédents pathologiques dans sa famille. L’énumération de ces qualités n’est pas sans rapport avec l’exemplarité de ce cas rapporté par Breuer. Anna, en effet, montra un réel intérêt et un grand engagement dans sa cure.
Breuer ajoute à ce tableau qu’elle présentait parfois des sautes d’humeur. Il précise que la dimension sexuelle semblait particulièrement peu présente dans cette observation et ce, jusque dans les rêves. Elle vivait dans une famille puritaine, une vie très monotone. Ceci l’amena à développer un monde de rêveries qu’elle appela son « théâtre intérieur », mais rien dans son comportement quotidien ne pouvait laisser apparaître cette forme d’absence. Anna présentait une bonne adaptation aux situations présentes. Elle consulta pour une toux nerveuse.
C’est dans ce contexte qu’intervint la maladie du père, suivie par son décès une dizaine de mois après. Anna partagea avec sa mère cette période difficile, se dévouant auprès de son père. Elle consacra toute son énergie aux soins infirmiers, au point de s’affaiblir de plus en plus jusqu’à ce que son propre état devienne inquiétant. Ce sont des quintes de toux persistantes qui l’amenèrent à consulter le docteur Breuer. Il s’agissait clairement d’une toux nerveuse. Un strabisme apparut ensuite, son état général continua à s’aggraver, elle dut s’aliter plusieurs mois. Outre les troubles de la vue, elle souffrait de contractures du bras droit et des deux jambes, des douleurs à l’occiput et au cou, d’une anesthésie du coude, etc.
Deux états psychiques distincts se manifestaient en alternance : dans l’un elle se montrait normale, dans l’autre, elle était la proie d’hallucinations (des visions terrifiantes) qui la rendaient agressive. Elle se plaignait alors de ne plus arriver à penser, de devenir aveugle et sourde. Elle observait qu’elle avait comme deux Moi. Un trouble du langage apparut encore, la privant progressivement de la syntaxe jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus se faire comprendre et devienne mutique.
C’est alors que le docteur Breuer pensa qu’il pouvait y avoir une relation entre ce mutisme et un secret qui la tourmentait et dont il était au courant. Il la contraignit à en parler, ce qui amena une améliora- (ion (on ignore quel était ce secret). Mais lorsqu’elle se remit à parler ce fut en anglais et non pas en allemand sa langue maternelle…
Le décès de son père entraîna chez elle un état de prostration. Elle en sortit plus calme, mais ne reconnaissait plus ses proches et ne comprenait plus l’allemand. Elle refusait la nourriture et développa une compulsion au suicide. Le docteur Breuer mit alors en place une technique de traitement qui comportait une à deux séances journalières, chaque fois que c’était possible. Il allait au chevet de la patiente utilisant notamment les moments, comme le soir, où elle était dans sa rêverie, une sorte d’autohypnose, pour profiter de cet état pour la faire parler, la « débarrasser » de tous les fantasmes accumulés entre deux visites. Anna donna à cette technique le nom de « ramonage » ou encore celui, devenu célèbre de Talking Cure. Ces séances l’apaisaient. Breuer considéra qu’il fallait partir de chacun des symptômes présentés pour progressivement remonter à sa cause, soit une investigation précise, systématique.
Des analyses éclairantes
Nous retracerons quelques-unes de ces analyses afin de donner une idée de ce travail. Le lecteur pourra consulter l’ouvrage pour un développement plus détaillé. Par exemple, il s’avéra, grâce à l’hypnose, que son refus de boire (malgré la canicule) était lié à une scène dans laquelle sa dame de compagnie, qui était d’origine anglaise – d’où l’anglais parlé par Anna – et qu’elle n’aimait pas, avait fait boire son chien dans un verre. Cela l’avait dégoûtée. À partir du moment où cette scène put être reconnectée dans les souvenirs conscients d’Anna, elle fut délivrée de ce rejet jusque-là incompréhensible du verre.
Anna s’améliorait, mais elle avait toujours un sommeil décalé, comme si elle avait gardé le rythme des soins de son père : veille nocturne et rattrapages dans la journée. Elle présenta aussi une surdité psychique, elle aussi, semble-t-il, liée à cette situation particulière et qui l’amena à ne pas entendre quand quelqu’un entre dans la pièce, à ne pas entendre non plus lorsqu’on l’appelait, une surdité par peur du bruit, peur précisément liée à la crise d’étouffement de son père lorsqu’il avala de travers…
Ainsi le docteur Breuer put-il faire un inventaire précis de chacune de ces manifestations et de sa source à partir de cette quête systématique des représentations cachées, mais que cette méthode rendait accessibles.
Revenons à la toux, symptôme pour lequel elle avait consulté. Celle- 11 s’expliqua lorsqu’Anna se souvint qu’au chevet de son père elle entendit une musique de danse et eut à ce moment le désir, alors que son père était mourant, de rejoindre la maison voisine où avait lieu une soirée. C’est le remords d’avoir eu ce désir qui la condamna à réagir à toute musique rythmée, par une toux nerveuse.
Un des derniers bastions de ce décryptage fut la paralysie du bras droit. Mais finalement, là encore, Breuer put en retrouver l’origine. Réveillée par l’angoisse Anna trouve son père très fiévreux, son état nécessitant une opération. Assise près du lit de ce dernier, elle a à ce moment le bras droit appuyé sur le dessus de sa chaise. Son état mental bascule alors dans son état second de rêverie et elle a la vision d’un serpent noir qui sort du mur, s’avance pour mordre le malade. Elle veut le faire fuir mais son bras droit est comme paralysé et ses doigts se transforment en petits serpents à tête de mort.
À la suite de l’analyse de cette dernière situation retrouvée grâce à l’état hypnotique et à l’insistance du docteur Breuer, Anna se l’établit totalement. Breuer démontrait ainsi qu’il était possible d’éliminer les symptômes par la parole. De plus, il apparaissait qu’il existait une logique interne à toutes ces manifestations déplacées, bizarres, incompréhensibles. Elles prenaient progressivement sens au regard de l’histoire de la patiente. Il y a donc un sens à retrouver derrière le caractère irrationnel de ces symptômes : qu’une musique de danse fasse systématiquement tousser, quoi de plus apparemment dénué de sens ?
Des conclusions fondatrices
Le cas d’Anna est particulièrement riche en symptomatologie et démonstratif quant à la déconstruction progressive, à la mise à jour des connexions multiples entre chacun des symptômes et les souvenirs, situations traumatiques à l’origine de ce mouvement de dissociation qui garde hors de portée les éléments dérangeants. Dans ce cas particulier, la situation de la maladie du père a alimenté beaucoup de ces symptômes. L’enjeu émotionnel de celle-ci a comme ouvert la voie à cette mise en résonance avec des problèmes plus anciens.
Cette analyse montre qu’il s’agit plus d’une série de traumatismes psychiques partiels et d’associations d’idées pathogènes que de la force d’un traumatisme unique. Freud montrera qu’il y a là comme un archivage en différentes strates qui se dégagent progressivement au cours des séances. La révélation se fait de la périphérie (les éléments les plus superficiels), au noyau central (le plus profondément enfoui). Et la logique de ce dégagement est elle-même surdéterminée, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas seulement d’une sorte de chronologie à l’envers, mais que le sens donné à chacun des éléments concernés crée, par associations, une pluralité de réseaux. La thérapie permet, par ce dégagement progressif, de redonner au malade sa capacité d’agir.
Freud conclura ce premier ouvrage commun en restant modeste quant aux résultats et à l’objectif lui-même, par cette formule : « il s’agit de transformer la “misère hystérique” en “malheur banal » avec un psychisme sain pour y faire face. »
La découverte de la psychanalyse a eu lieu dans un contexte culturel, social, politique donnant l’impression d’un monde sur le déclin, situation qui poussa à un mouvement de repli, et à la recherche d’une compréhension de ces forces obscures qui animent l’être humain jusqu’à l’amener à des actes de destruction.
- celle de l’origine de l’hystérie ;
- celle de l’importance respective de la réalité psychique et de la réalité matérielle chez l’être humain.