Facteurs et conditions de développement des troubles psychiques
Nous venons de voir que le modèle interactionnel supposait plusieurs causes.
Dans le modèle transactionnel, les causes sont conçues comme interdépendantes et comme s’influençant mutuellement au cours d’un processus dynamique. Il s’agit donc d’une modification dans une certaine direction que l’on peut aussi décrire en termes de développement dans notre contexte. On peut donc aussi décrire les troubles psychiques comme résultant de trois groupes de facteurs ou conditions successifs : les facteurs ou conditions prédisposants, les facteurs déclenchants et les facteurs de persistance ou de stabilisation.
Les facteurs prédisposants on parle aussi de vulnérabilisation, de terrain prédisposant sont des facteurs déjà présents avant le début de la maladie ou du trouble et qui conditionnent l’évolution ultérieure. Ces facteurs limitent en quelque sorte les capacités d’adaptation de l’individu, mais ils n’entraînent pas nécessairement la maladie ou le trouble si la personne ne subit pas d’autres conditions qui la déstabilisent. Font partie de ces facteurs prédisposants les facteurs héréditaires, certaines conditions pré-, péri- et post-natales, ainsi que certaines situations défavorables de l’enfance précoce (de la petite enfance) ou tardive. Plus récemment, ces facteurs ont été étudiés en rapport avec les notions de « préparation » (Seligman, 1970) et de vulnérabilité (Zubin & Spring, 1977). Selon les auteurs, la « préparation » ou la « vulnérabilité » renvoient aux seules conditions pré-, péri- et post-natales, ou incluent aussi les conditions de la prime enfance. Notons encore les facteurs de protection éventuels (par exemple des personnes proches, une atmosphère familiale positive, des points d’appui extérieurs), qui peuvent également influencer le risque de maladie.
Les facteurs déclenchants sont les conditions et événements physiques ou psychiques, internes ou externes, qui précèdent plus ou moins immédiatement la survenue du trouble. Ces facteurs déclenchent le trouble en créant des conditions qui dépassent les capacités d’adaptation de la personne. Il s’agit du stress physique ou psychique, de maladies, de la perte de personnes proches, de changements importants ou d’événements critiques de la vie, pouvant se présenter sous forme d’événement grave ou de stress mineur, mais chronique. Le trouble déclenché de la sorte peut persister un certain temps, puis diminuer et disparaître seul.
Les facteurs de stabilisation peuvent cependant aussi prévenir la rémission spontanée du trouble et favoriser sa généralisation, son extension à d’autres domaines de la vie, ou sa chronification. On parle également de facteurs de généralisation, de persistance, de chronification. Il s’agit là principalement des réactions de l’entourage et du « bénéfice de maladie secondaire », c’est-à-dire de renforcements positifs d’un trouble ou d’une de ses composantes, ou de « punitions » que reçoit le patient lorsque son comportement ne correspond pas au rôle de malade qu’on attend de lui.
Cette façon de présenter les facteurs étiologiques en les groupant en fonction de leur succession a l’avantage d’être non seulement très proche de l’observation clinique, mais de permettre aussi de mieux saisir le caractère complexe du développement des troubles psychiques et de souligner le jeu complexe des interactions et transactions de ces facteurs. C’est un élément particulièrement important dans ce domaine, car l’évolution du trouble n’est pas indépendante du comportement du patient et de son entourage. L’importance accordée aux facteurs de chacun de ces groupes pour le développement des différents troubles, en général et dans chaque cas particulier, varie naturellement selon les disciplines et les points de vue adoptés : le généticien verra surtout la composante héréditaire, le neurologue les lésions cérébrales, et le psychanalyste les expériences des premières années de l’enfance trois façons différentes d’envisager les conditions prédisposantes. Le thérapeute comportemental s’intéressera plus à l’histoire des apprentissages, au stress et à l’entourage, le psychologue social et le sociologue aux « rôles de maladie » et aux conditions de socialisation générales. On s’accorde toutefois, généralement, sur la nécessité d’envisager ensemble ces trois types de facteurs.
Les avantages de ce schéma ne doivent cependant pas faire oublier ses inconvénients qui peuvent être de quelque importance dans notre domaine.
Il est en effet d’abord peu précis, puisqu’il comprend le patrimoine héréditaire, la constitution, les caractéristiques congénitales et les prédispositions d’origine sociale des prédispositions dont la nature et les effets sont souvent mal définis. Les prédispositions psychiques, par exemple, ne peuvent pas être établies objectivement comme c’est le cas des lésions neurologiques, mais elles doivent être inférées rétrospectivement, ce qui comporte quelques incertitudes. Cette notion de prédisposition implique, de plus, un risque on aimerait presque dire une fatalité , celui de négliger l’importance de ce qui se passe après le moment d’installation de la prédisposition. Il serait insuffisant de n’accorder aux facteurs déclenchants que le surgissement d’un trouble déjà présent et qui serait ensuite entretenu par l’action des facteurs de persistance ou de stabilisation. On ne peut bien entendu pas nier l’influence et l’importance de pareilles prédispositions (génétiques, structures de motifs et d’actions acquises dans la prime enfance), mais il ne faudrait pas oublier que les recherches récentes (Sameroff & Chandler, 1975 ; Rubin & Balow, 1977 ; Ernst & von I uckner, 1985) ont mis en évidence l’importance des événements et expériences ultérieurs. Les conditions et prédispositions de la prime enfance ne permettent d’ailleurs que des prédictions faibles concernant les troubles psychiques de l’âge adulte et cela vaut aussi bien pour les complications de la naissance, la déprivation maternelle que plus généralement pour les relations existant entre les troubles de l’enfance et de l’âge adulte.
Les recherches récentes ont donné lieu à une vue différente du développement psychique normal ou troublé. Il ne s’agit pas de prédispositions qui ne prolongent en quelque sorte en effets à long terme, sous l’action des facteurs de déclenchement ; de mauvaises conditions initiales du développement de la personnalité ne conduisent dans cette perspective pas nécessairement a des troubles à l’âge adulte. On admet plutôt que les effets des facteurs prédisposants et des traumas infantiles dépendent encore d’autres conditions qui peuvent les modifier considérablement. La prime enfance, la vie de famille ultérieure, les événements critiques de la vie et le stress apparaissent ainsi dans une lumière nouvelle. Leur importance pour la prévention et pour la thérapie est vue différemment. Tress (1986) a consacré une étude épidémiologique rétrospective intéressante à la question de savoir comment et sous quelles conditions des facteurs positifs ultérieurs peuvent avoir des effets compensatoires.