Dysharmonie d’évolution et dysharmonies cognitives:La dyspraxie
Il s’agit dans la dyspraxie d’un déficit de ce que J. Piaget [52] a décrit sous le nom de figuratif. Ce déficit persiste égal à lui-même, quelles que soient les mesures rééducatives mises en œuvre, jusqu’à l’adolescence.
Mais cette défectologie, pour l’appeler ainsi de façon provocante, cette défecto- logie du figuratif n’empêche absolument pas le dyspraxique d’accéder à l’opérativité et à la logique formelle.
L’opérativité et la logique propositionnelle
- La quotité
Dans l’utilisation du nombre, on constate chez les enfants dyspraxiques une sorte de contradiction entre les difficultés massives qu’ils présentent du côté des quantités, et en particulier lorsque ces quantités ont des repères spatiaux, tandis qu’au contraire leur accès à la quotité est très précoce; c’est par la numération, par l’utilisation du nombre, qu’ils viennent la plupart du temps obvier aux difficultés qui sont les leurs du côté de la quantité.
- Les mots phares
Il est à noter que les difficultés dans l’ordre de la logique spatiale sont très spontanément compensées elles aussi par l’iitilisation de la logique propositionnelle. C’est avec ce que Claire Meljac appelle les « mots phares », les formules toutes faites, les règles établies, les lois découvertes dans les champs des énoncés, les mises en place de la grammaire, que ce dépassement des embarras est rendu possible. Il s’agit là, non seulement d’un processus de suppléance mais aussi d’une occasion de se poser la question des divers supports du raisonnement. Les dyspraxiques nous montrent ainsi l’importance décisive de la quotité, et dans le raisonnement, sa prévalence sur la quantité.
- Débilité de l’imaginaire, nouage direct du réel et du symbolique
De façon plus incisive, ne nous montrent-ils pas aussi que dans une particulière débilité de l’imaginaire, le réel peut se nouer directement au symbolique? Ce qui nous amène assurément au questionnement concernant le devenir des dyspraxiques, qui posent si souvent la question d’une évolution inquiétante à l’adolescence, et qui interrogent les frontières entre la dyspraxie et les structures psychotiques, pour évoquer ce que R. Mises [50] a abordé sous le terme de pathologies limites.
Le corps et son image
Rappelons à quel point chez les dyspraxiques la question du corps est problématique : le flou caractérise ses limites et les rapports des parties du corps entre elles ; il y a précarité de tout ce qui relève de l’image mais aussi du fonctionnement posturo-moteur.
Dans cette perspective d’une fragilité particulière de l’imaginaire du corps intéressant à la fois l’image du corps, l’espace de l’action et l’espace de la représentation, nous devons souligner l’extraordinaire qualité du langage du dyspraxique. Non seulement du langage parlé mais aussi du langage écrit.
Le déclaratif
I l’lus les méthodes sont actives, plus elles sont saturées en images, plus elles viennent embarrasser ces enfants. Les schémas supposés préférables à de longs discours, li’s égarent irrémédiablement. Au contraire, les règles, le par cœur, la logique syntaxique leur sont d’un grand secours. Dans une terminologie qui a eu son heure de gloire,le dyspraxique accède au raisonnement non par le procédural mais par le déclaratif.
- Graphisme et origine
l in ce qui concerne le graphisme, on connaît le véritable handicap qu’il représente i lie/ les dyspraxiques : les problèmes massifs de ces enfants avec la notion d’origine viennent s’opposer à toute continuité du trait, à la réalisation de figures géométriques Icrmées, car c’est le crayon lui-même qui, en se déplaçant, vient sans cesse faire l’Iisser l’origine, le point de départ, la rupture du trait étant alors aléatoire ou imposible dans la reproduction.
Que constatons-nous? Qu’ils vont apprendre à écrire sans difficulté majeure et que leur écriture est en tous points comparable à celle de leurs condisciples.
- La lecture
Les dyspraxiques apprennent parfaitement à lire, plutôt mieux que la moyenne des enfants de leur âge; ce qui nous permet de mettre en question l’harmonie évolutive supposée entre ce qu’il est convenu d’appeler une bonne «structuration spatiale» et tout ce qui concerne la lecture : les inversions, les confusions, les diverses caractéristiques de la dyslexie rapportées à l’espace, à la sensorialité, à la perception, à la motricité oculaire, doivent être reprises à la lumière des remarquables performances tlu dyspraxique en lecture.
Les non-lecteurs
Nous allons aborder maintenant la question des «non-lecteurs». Les enfants non- leeteurs, dont nous nous sommes occupés ces dernières années à Sainte Anne avec une équipe du CNRS sous la direction de Serge Net chine , nous apprennent qu’à tous égards les difficultés qu’ils présentent sont absolument inverses de celles qui caractérisent les dyspraxiques; il s’agit, dans la perspective des dysharmonies, d’une dysharmonie tout à fait symétrique : les non-lecteurs excellent là où les dyspraxiques échouent totalement, et inversement dans toutes les épreuves de raisonnement et de logique.
La classe ne se constitue que de l’exclusion
lin ce qui concerne les classifications pour les non-lecteurs, il s’agit d’une véritable incapacité, retrouvée chez chacun des enfants non-lecteurs que nous ayons eu à connaître. Cette incapacité porte sur le fait que ces enfants ne peuvent en aucune façon abandonner l’un des critères de classification pour créer une classe. Ils démontrent ainsi que la classification ne consiste pas à réunir des éléments dans un ensemble qui serait la classe, mais bien au contraire que cette classe ne se constitue que tle l’exclusion île tout ce qui n’en fait pas partie, et qu’il n’est pas question d’une totalisation au nom île ce qui ferait le tout autour d’un critère.
Il y a là une remarquable illustration, une remarquable application, de ce que Freud élabore du jugement d’attribution opéré par le moi primaire, dans son célèbre article sur la dénégation : Die Verneinung. L’élaboration freudienne est encore vérifiée à propos de ce que nous allons dire des dessous de la lecture : la saturation par l’image est de nature à gêner le fonctionnement normal du jugement d’attribution.
Les dessous de la lecture
Dans la lecture pour accéder au sens, l’enfant doit faire tomber dans les dessous un nombre plus ou moins considérable de lettres : il procède donc à des exclusions ; l’enfant est confronté au fait que dans cette défaillance à exclure qui est la sienne, tout devant par lui être lu et épelé, la lecture n’a pas de sens, sinon celui de mener à la perte.
Cette position dépressive paraît devoir être mise en avant dans la difficulté, du côté de la logique, à pouvoir utiliser les lettres non pas dans leur figuration mais au contraire dans ce qu’elles ont de réel. En effet on propose à l’enfant de reconnaître et non pas de lire; en lui présentant des livres de lecture saturés d’images, le texte n’étant rien d’autre qu’un commentaire. On apprend à l’enfant à reconnaître un livre d’images appris par cœur. Or, la lecture sous forme de reconnaissance et non pas de lecture, esquive le réel de la lettre et met l’accent sur ce en quoi la lettre est imagina- risée, formée, reconnue en tant que telle.
- Dysharmonie
Le paradoxe des concepts et des théories pensés pour soutenir une harmonie évolutive et cognitive, tient en ceci qu’ils mettent en œuvre pour les réaliser, des moyens qui ne produisent que des dysharmonies!… L’exemple des non-lecteurs et des dyspraxiques en témoigne : imaginariser la lettre au lieu d’insister sur son réel par exemple, rend la lecture complètement dysharmonique pour l’enfant.
Ce que toutes ces théories, tous ces systèmes veulent ignorer, c’est la valeur qualitative positive de la dysharmonie : un progrès, un devenir, une sublimation sont-ils seulement pensables à son défaut? Et comment penser autrement l’harmonie que comme symptôme névrotique, que comme stase?