Déficit programmé des ego et système économique
Tous les individus ont un ego, mais certains ont plus d’ego que d’autres. L’égolité se moque de l’égalité et le frottement dur des ego entre eux aboutit aux ruptures des unités sociales (couples, familles, équipes de travail, groupes sociaux) et provoque des crises individuelles et collectives. Vivre en couple ou en famille n’est plus une condition nécessaire à la survie économique de l’individu ; le travail est moins valorisé que le loisir, l’effort et la culture moins que les paillettes et le strass. L’inflation du taux des divorces, après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, puis en Europe, est parallèle au développement économique et à l’égocentrisme généralisé : il atteint aujourd’hui la Chine du Sud au fur et à mesure qu’elle s’enrichit.
Alors survient un malaise au détour d’un événement de vie pénible et s’enclenche une batterie de questions : « Pourquoi suis-je moi ? Suis-je coupable ? Pourquoi ne pas faire un bilan et changer ? La thérapie va me donner la réponse. Je suis celui qui adviendra dans et par la thérapie. Le thérapeute va non seulement panser mes plaies, mais aussi me révéler à moi-même. » L’individu souffrant part à la recherche de soi. Ou à la recherche d’un groupe qui lui donnera une nouvelle identité.
Certes, le système a besoin du déficit des ego pour faire fonctionner la machine économique : la consommation fabrique du désir en montrant que quelque chose vous manquera toujours, pour être une femme ou un homme parfait. Le sentiment d’incomplétude, devenu monnaie courante, fait recette. Il peut entraîner, selon les individus, leur histoire et les lieux où ils vivent, soit une agressivité antisociale intense, soit la recherche de soi dans une psychothérapie.
Les psy sont débordés:
La remise en cause de soi plutôt que du système social, la soli¬tude ou encore le rejet hors du cercle magique de l’autosatisfaction sont souvent des facteurs d’entrée en thérapie. Une de mes patientes disait ainsi : « Vous êtes le seul ami payé par la Sécurité sociale. » La courbe du chômage suit celle de la demande de psychothérapie, depuis le premier choc pétrolier jusqu’à aujourd’hui.
Les psys qui ont commencé leur carrière dans les années 1970 étaient, à cette époque, peu nombreux et rarement débordés. Il existe 12 500 psychiatres en France, soit deux fois plus qu’en Angleterre pour le même nombre d’habitants. Malgré ce chiffre imposant, jamais les listes d’attente n’ont été si longues. On peut y voir un effet conjugué de la crise d’identité, qui accroît la demande, et d’un système de soins de moins en moins adapté.
Le Tonneau de Danaïdes:
Le paiement à l’acte induit de toute évidence un effet pervers. Plus un psy travaille vite, plus il gagne de l’argent. En même temps, plus il travaille vite et moins il a de chances d’améliorer son patient. On dirait, en langage « psy », que le psy est renforcé à travailler mal. Un entretien superficiel ne permet pas un diagnostic exact. Une séance de thérapie trop brève n’abordera pas le noyau central des problèmes : il faut du temps pour comprendre et du temps pour déterminer les actions positives que le patient peut mettre en œuvre. La plupart des systèmes de psychothérapie recommandent des séances de trois quarts d’heure à une heure.
De ce fait, bon nombre de patients suivis ne vont pas mieux. Ils multiplient les consultations d’un quart d’heure, sans résultat, et restent très longtemps pris en charge ce qui accroît encore les délais d’attente. Et, à cause de ces délais d’attente, un certain nombre d’autres patients risquent de se suicider, car ils ne sont ni diagnostiqués ni traités. Ils seront hospitalisés ce qui va immobiliser du temps psy, ce qui accroîtra encore les délais d’attente, etc.
Il est évident que la montée du taux de suicide a des causes complexes et qu’on ne peut la relier automatiquement à la crise économique ou l’attribuer entièrement au déficit en « temps de psys ». Il n’en reste pas moins que ce chiffre est troublant et que l’obsolescence du système français pourrait en être une des causes.
Qui a donc intérêt à un tel système ? Ni les patients ni le tiers- payant. Certains psychiatres s’en félicitent un collègue m’a ainsi fait remarquer qu’étant donné ses capacités et son intelligence, il pouvait voir un patient en moins d’une demi-heure, alors que j’y passais laborieusement une heure , mais, dans les faits, la plupart des psys ne sont pas heureux de ce système qui est de plus en plus incontrôlable.
Un mythe grandi par la crise:
L’évolution de la société semble aujourd’hui révéler ce qui était caché ou toléré jusque-là, et les réponses proposées ne sont plus suffisantes. Il serait faux d’affirmer que tout est social en matière de problèmes psychologiques, mais il est certain que le stress social transformera une personne avec une prédisposition génétique bien compensée en une personne souffrante. Cette souffrance et le handicap qui en résulte la feront entrer sans difficulté dans les classifi¬cations actuelles de la psychiatrie moderne qui comptent plus de deux cents catégories différentes. Cette personne souffrante va alors consommer du « temps de psy », à condition d’en trouver un de disponible et qu’elle puisse le payer. Avec six millions de personnes qui, selon le Conseil de santé, s’appauvrissent progressivement, dans notre pays, les psys qui travaillent dans le service public sont très demandés. La quête d’un thérapeute à la fois remboursé et efficace représente un véritable « parcours du combattant » comme le disent, avec raison, les associations de patients…
Renforcée par les stéréotypes sociaux qui auréolent une profession, tout en l’entourant parfois d’une odeur de soufre, l’attente imaginaire d’un bon pouvoir psy, capable de transformer les choses de la vie, va pouvoir exercer tous ses effets. Certes, cette image existe depuis qu’il y a des psys, et le triomphalisme de toutes les écoles de psychothérapie (sans exception), leurs singularités et parfois leurs mystères participent à cette idéalisation qui séduit le marché inépuisable de la culpabilité et du mal-être, mais la crise actuelle a encore amplifié le phénomène.
Le triangle de la recherche de soi:
Pour simplifier, on peut figurer la recherche de soi sous la forme d’un triangle composé de trois thèmes, qui se manifestent tantôt isolément tantôt ensemble, sur un mode mineur ou majeur.
Ces trois thèmes correspondent à l’air du temps et chacun d’eux peut se rencontrer aussi bien chez un individu peu perturbé, mais qui a des difficultés à faire face aux événements de sa vie, que dans les catégories traditionnelles de la psychiatrie. En outre, chacun de ces thèmes reprend en écho les questions que se pose la société actuellement.
— Le thème de la trahison de soi renvoie aux buts de la société d’aujourd’hui : qu’est-ce qui permettrait d’être satisfait de son fonctionnement ? Qu’est-ce qui permettrait de dire qu’une personne a réussi ? Où sont les valeurs ?
— Le thème de la prison de soi renvoie aux limites que s’imposent les personnes anxieuses et pose aussi le problème des limites fixées par la société à chacun de nous : quelles sont les inhibitions qui empêchent les changements nécessaires ? Pourquoi la soumission ? Et à qui se soumettre ?
— Le thème de l’identité, enfin, pose le problème de l’absence de repères individuels et collectifs. Pourquoi tant de gens doutent-ils à ce point de leur identité dans une société qui est censée leur permettre de la trouver ? La violence est-elle la quête d’une identité nouvelle ? Ne renvoie-t-elle pas le plus souvent à la constitution d’une identité groupale de rechange parfois marginale et violente ?
Trois questions en quête de réponses:
La crise psychologique actuelle de l’ego est sans aucun doute le reflet du surdéveloppement de la société occidentale qui donne pour horizon à chacun d’entre nous la réalisation de soi en dépit des autres et des circonstances. A terme, cette philosophie qui risque de se transmettre de génération en génération peut déboucher sur une nouvelle société avec d’autres groupes structurants que la famille traditionnelle et des attitudes ou des stratégies adaptatives nouvelles. Pour le moment, toutefois, ces nouveaux repères sont peu visibles. Pris dans l’accélération de l’Histoire, l’individu se sent mal à l’aise et recourt au psy. L’exemple le plus fréquent est l’accumulation des divorces et des dépressions en chaîne. Parfois ce sont les deux parents et tous les enfants qui se retrouvent chacun chez un psychothérapeute différent avec, en plus, un traitement pharmacologique pour colmater les brèches de la rupture.
Heureusement, la critique et le retour sur soi constituent un moment négatif, lequel précède souvent le retour du goût de vivre et des moyens d’agir.