Actualité de la demande
Nous ne sommes plus à l’époque où un fils en cure pouvait envoyer son psychanalyste de père en contrôle chez Freud ; la demande, au moins pour ce qui concerne l’enfant, n’est plus uniquement une affaire de famille : elle est également sociale, s’élargit même à l’idéologie que le social et ses savoirs promeuvent, en est infléchie voire… socialisée. Il convient donc de penser maintenant en extension la définition subjective qu’en donnait Lacan [42] : «Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite». Le social suit désormais lui aussi, et parfois précède et conditionne, comme nous allons le voir, la demande des parents.
Demande socialisée des parents
Le moi
Elle vise le renforcement du moi de leur enfant par l’acquisition de savoirs permettant la réussite sociale et assurant une combativité propre à rendre la vie plus facile.
Sa loi
Comme si sa devise devait être : «tous pour un même combat, et chacun contre tous», un tel combat est soumis à une loi qui veut que le triomphe sur l’autre, son semblable, ne soit légal, acceptable, que s’il procède d’attributs socialement organisés et distribués.
Son objet
I.’objet de ce combat est d’amener le moi de l’enfant à correspondre à une image i|iu* le politique et ses idéologies (sociales, scientifiques, hygiéniques, pédagogiques, psychologiques, etc.) proposent comme modèle.
Son idéal
I,’accomplissement de cet idéal est conditionné à l’acquisition de savoirs officialisés, que sanctionnent les examens, concours, diplômes et titres. Et tout cela pour garantir au jeune sujet un moi-plaisir, conforme au moi idéal que le corps social promeut.
Les deux jouissances
L,’enfant n’est donc plus seulement ce qui assure à ses parents une certaine jouissance narcissique : il est ce qui doit assurer d’abord, pour la leur permettre, la |ouissance que le corps social, appelons-le l’Autre social, attend idéalement de lui. Les il’ ux jouissances sont de la sorte synchrones. Cette jouissance sociale répond à certains i l itères que, comme des slogans, les idéologies sans cesse relancent pour la satisfaire : die est donc jouissance phallique ordonnant un système de valeurs (familiales, professionnelles, nationales, scolaires, physiques, morales…) dont elle se soutient.
Effets de jouissance
- Le paria
I .’enfant qui ne fait pas jouir le corps social de cette façon, ou qui ne conforme pas wm moi à l’idéal que l’idéologie propose, est désigné par les siens et les autres rumine un marginal, un paria, un exclu.
- L’autre pareil
Par contre, à l’enfant qui le fait correctement jouir, le corps social promet la certitude de la réussite et le renforcement du moi, par des primes et des gratifications j unreissiques, par des attributions symboliques de jouissance : appartenance à des i grands corps de l’état (corps enseignant, corps diplomatique, corps préfectoral, corps | d’armée, etc.), esprit de corps, corps de métier, et partage de l’exercice correspondant
du pouvoir. Par cette identification à l’idéal, le combat contre l’autre fait progressivement place à la solidarité entre semblables. Au «tous pour un même combat, et chacun contre tous», se substitue une autre devise : «tous pour un, un pour tous».
L’ autre devient dès lors un pareil, un miroir; miroir initiatique, qui permet au jeune 1 su jet de faire son entrée dans le monde.
- L’immonde
Celui qui ne réussit pas conformément à l’idéal proposé, n’a jamais affaire qu’à un miroir brisé : il est autre, n’est qu’un déchet, qu’une pelure, une rognure. Ainsi fait-il son entrée dans l’immonde.
Subversion enfantine
- Le petit bonhomme de devenir
Sans le savoir mais avec conviction, l’enfant peut préférer échapper à un tel manichéisme, à un tel système destiné à promouvoir le moi idéal, et vouloir suivre son petit bonhomme de devenir.
- Le ban
Cet enfant ne se place plus alors comme jadis au seul ban de l’école : il est placé au ban du social; il s’inscrit en faux contre le moi idéal que les idéologues tiennent pour être un souverain bien.
- Ça ne va pas
Informés que leur enfant ne va pas bien, puisqu’il se marginalise en ne s’intégrant pas au système qui veut pourtant son bonheur, ses parents sont aimablement conduits à lui faire entreprendre une cure, une thérapie, quelque chose enfin qui le ramène à la règle : faire des études pour réussir, afin que le moi idéal proposé par l’Autre social s’accomplisse, et afin que cet Autre soit assuré de sa jouissance. Ainsi se trouve être socialisée la demande des parents.
Demande adressée
- L’enfant adressé au psychanalyste
Adressé par le social, l’enfant arrive au psychanalyste accompagné de ses parents. Ils peuvent bien sûr formuler leur demande en leur nom propre, mais dans ce cas le social ne manque pas davantage : il est seulement plus refoulé. L’enfant est adressé au psychanalyste pour qu’il en fasse l’objet de la jouissance de l’Autre social.
- A quelle demande répondre ?
Il peut répondre à cette demande, et dresser l’enfant à la jouissance phallique de l’Autre idéal, l’intégrer à son idéologie, pour qu’il se conforme au moi idéal qu’elle propose comme modèle. S’il pourvoit de la sorte à la jouissance de l’Autre social, le social en contrepartie pourvoit à la sienne, en lui adressant tous ceux qui se divertissent…
Mais l’analyste peut aussi ne pas vouloir répondre à la demande, quand elle est socialisée : il peut ne pas vouloir être pédagogue, ne pas désirer faire de dressage. H. von Hugh Helmuth tout comme A. Freud d’ailleurs, considéraient qu’avec l’enfant, la psychanalyse devait être également pédagogique, inculquer au jeune patient des valeurs morales, esthétiques, sociales; S. Freud le pensait même comme une sorte d’hygiène.
- Porte-parole du désir?
Mais si le psychanalyste ne veut rien être d’autre, s’il veut n’être que porte-parole du désir en l’Autre, comment va-t-il ne pas répondre à la demande socialisée?
- La non-demande
Soit en élaborant avec les parents leur non-demande, puisqu’ils ne viennent à lui qu’adressés, soit en prenant l’enfant en cure, mais en élaborant avec lui aussi sa non- demande, par rapport à la demande socialisée des siens. Or il est rarissime qu’un enfant demande lui-même à faire une analyse : mieux vaut donc partir de l’hypothèse île travail que de son côté, tout comme du côté de ses parents, il y a non-demande, et donc transfert négatif.
- Le conflit
Toutefois, l’analyste qui ne répond pas à la demande de l’Autre social, doit savoir qu’il se place envers lui dans un conflit : à la demande socialisée, il oppose une fin de non-recevoir, c’est-à-dire littéralement sa propre non-demande ; à l’Autre social, il ne demande rien.
- Conclusion
Dans une telle situation conflictuelle, il n’est plus assuré de rien : ni du social, ni îles parents, ni de l’enfant. Mais sans doute est-il plus subversif. Il est en tout cas essentiel pour son propre transfert de travailler la non-demande.