L'intervention psychologique est-elle de l’ordre de la technologie ?
L’intervention psychologique est-elle donc de l’ordre de la technologie ?
Le terme « technologie » ne fait naturellement pas très « sciences humai¬nes » et ne jouit guère de la faveur du grand public « psy ». Il désigne cepen¬dant un aspect fondamental de l’aide et de la thérapie psychologiques. Pour s’en convaincre, il suffit d’expliciter la notion de « technologie » et de la mettre en relation avec une définition de la psychothérapie ou une analyse de ce qui s’y passe.
La technologie a été définie par Bunge (1976) comme suit : « Un ensemble de connaissances est une technologie si, et seulement si :
— il est compatible avec les connaissances scientifiques et peut être mis à l’épreuve à l’aide de la méthode scientifique, et
— il peut être utilisé pour contrôler, transformer ou créer des objets ou des processus naturels ou sociaux, afin d’atteindre des buts pratiques considérés comme valables. »
Rappelons-nous la façon dont Strotzka (1978), un psychiatre d’orientation psychanalytique et non un psychologue comportementaliste, définit la psychothérapie :
« La psychothérapie est un processus interactionnel conscient et planifié visant à influencer des troubles […] qui sont considérés comme nécessitant un traitement dans un consensus (entre patient, thérapeute, et groupe de référence) par des moyens psychologiques […] dans le sens d’un but défini, si possible élaboré en commun […] moyennant des techniques pouvant être enseignées et sur la base d’une théorie du comportement normal et pathologique. »
Cette définition de la psychothérapie comme processus planifié visant à réaliser un but considéré comme valable dans un consensus, par des techniques dérivées d’une théorie, correspond parfaitement au cadre de ce que Bunge a défini comme technologie.
Dans le cadre de pareilles conceptions de la psychothérapie comme technologie, c’est-à-dire comme ensemble de règles d’actions, il y a alors lieu de distinguer deux plans : 1) celui des règles technologiques et méta-règles (c’est- à-dire des règles permettant de trouver des règles) telles qu’elles ont été décrites dans la littérature et les manuels thérapeutiques, et 2) celui de la pratique psychothérapeutique effective au cours de laquelle ces règles sont mises en œuvre par un thérapeute.
Ces règles sont des descriptions d’actions susceptibles de conduire à la réalisation de certains buts dans certaines conditions ; ce sont donc des règles d’action. Dans le cas de la psychothérapie, par exemple, elles indiquent quelles actions psychothérapeutiques peuvent conduire à quel but, étant donné telle situation problématique et tel diagnostic. Les règles d’indication (à la psychothérapie) sont ainsi « des règles d’action générales indiquant quelles mesures sont optimales vu les conditions données (entre autres aussi les buts) » (Baumann &vonWedel, 1981).
Mais il y a, en psychologie clinique, beaucoup de situations et de problèmes mal définis pour la solution desquels on ne dispose pas encore de règles, des problèmes dits « ouverts ». C’est, par exemple, le cas des problèmes pour lesquels il n’existe pas encore de savoir thérapeutique bien confirmé. Il en va même pour les problèmes et buts thérapeutiques très complexes et diffus qui ne peuvent se préciser et se concrétiser que progressivement au cours du processus thérapeutique. De simples règles technologiques ne suffisent donc pas pour l’activité thérapeutique, mais elles doivent être complétées par des méta-règles technologiques, par des principes heuristiques (c’est-à-dire procédés de recherche ou des stratégies permettant de trouver des solutions).
Tout comme les règles technologiques simples, ces méta-règles technologiques doivent être mises à l’épreuve quant à leur efficacité.
A titre d’exemple de pareilles règles et méta-règles technologiques, on peut citer les règles d’application du training autogène de Schultz (1932) ou de la désensibilisation systématique de Wolpe (1958), les règles techniques de l’interprétation psychanalytique (par exemple Glover, 1955). Pour donner des exemples plus récents provenant de la recherche en psychothérapie et se situant explicitement dans un contexte technologique, citons les recommandations techniques proposées dans les récents « manuels » de psychothérapie de Beck il ut. (1979), Luborsky (1984), Strupp& Binder (1984), Barlow &Waddel (1985), etc.
Remarquons que ces règles technologiques simples, comme aussi les métarègles, ne sont pas vraies ou fausses, comme les lois nomologiques, mais plus mi moins efficaces ou inefficaces, et que leur efficacité doit être établie empiriquement. De plus, leur efficacité étant établie, deux autres questions se (Misent : celle de l’explication de leur efficacité et celle de la justification de leur application.
L’explication de l’efficacité d’une règle peut se faire, selon Bunge (1967), à partir de propositions nomologiques ou à partir de théories technologiques.
La justification de l’application d’une règle technologique se rapporte à la question de savoir si et pourquoi une règle doit s’appliquer dans une situation concrète ; il s’agit donc pour le praticien de la question du choix de la thérapie. Elle recouvre un double choix : celui du but à atteindre et celui des moyens à utiliser (mesures, traitements).
Quant au choix du but à réaliser, il importe de souligner que la recherche et la justification de ce but se situent en dehors de la recherche scientifique empirique, vu qu’il s’agit de questions impliquant des jugements de valeur.
La recherche empirique peut bien expliquer pourquoi un patient et un thérapeute choisissent tel but thérapeutique ; elle ne peut cependant justifier ce choix, c’est-à-dire répondre à la question de savoir si ce but est fondé sur une norme éthique valable (Perrez, 1976).
Quant aux moyens à utiliser, le thérapeute devra faire un choix rationnel parmi les moyens possibles (mesures, conseils, thérapie) ; il devra trouver des arguments justifiant l’application d’un traitement déterminé afin d’atteindre un but déterminé dans tel cas concret.
Toutefois il faudra répondre ici brièvement à deux questions que maints lecteurs se seront posées : Pareille conception technologique de la psychothérapie n’est-elle pas un peu trop courte et naïve ? Où reste, dans cette perspective, la dimension « art » de toute thérapeutique ?
Car s’il faut savoir qu’une conception technologique de l’intervention psychologique ne va pas sans poser de problèmes, il faut souligner qu’adopter pareille conception (comme nous le faisons ici) n’implique pas qu’on les ignore. Nous les avons décrits ailleurs (Huber, 1987) et voudrions répéter ici seulement que « l’ignorance de la technologie ne garantit pas l’authenticité et l’émancipation du sujet » et rappeler quelques phrases d’un théoricien de la science, d’un philosophe des sciences et d’un psychiatre thérapeute considéré comme représentant de l’orientation phénoménologique et existentielle. Le premier (Westmeyer, 1973) dit à ce sujet : « Seuls les résultats garantis, bien éprouvés, peuvent contribuer à une élucidation de soi de l’homme et de ses dépendances sociales. Seuls des résultats techni-quement pertinents peuvent être employés à la levée de ces dépendances. » Le deuxième (Ladrière, 1977), dans Les Enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, a écrit que « le risque d’aliénation est réel, mais l’accroissement des possibilités créatives est à la mesure de ce risque. » Enfin, le psychiatre thérapeute d’orientation phénoménologique et existentielle (R. Kuhn, 1977) estime : « Le but de toute psychiatrie présente et future doit être de poser des diagnostics fondés et de commencer ainsi que de mener à bonne fin des thérapies fondées. »